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A Hambourg, l'opéra d'un artiste russe en captivité à Moscou

Il est privé de liberté, de téléphone, d'internet, jugé en Russie, et pourtant le metteur en scène Kirill Serebrennikov a réussi à monter à Hambourg, en Allemagne, un opéra entier.

L'enfant terrible du théâtre russe, considéré par ses partisans comme une victime des valeurs traditionalistes portées par le Kremlin, est assigné à résidence depuis deux ans car accusé de détournement de fonds.

Mais grâce à un avocat dévoué et Evgueni Koulagine, un collègue et ami qui est devenu son co-metteur en scène, Kirill Serebrennikov a réussi à diriger ses chanteurs et à penser costumes et décors pour sa version de "Nabucco" de Verdi, dont il fait une oeuvre géopolitique et antipopuliste.

Toutes les répétitions sont filmées à l'aide de téléphones. Les images sont alors envoyées au conseil de l'artiste qui les lui transmet dans son appartement-cellule sur une clé USB.

Là, Serebrennikov visionne, puis filme ses propres commentaires qui effectuent le trajet inverse vers l'Allemagne.

"C'est vrai que c’est assez étrange de se retrouver à chaque répétition assis devant un écran d’ordinateur à regarder une vidéo avec les notes du metteur en scène. Mais bon voilà, tout fonctionne", relate Géraldine Chauvet, qui interprète Fenena, la fille rebelle et compatissante du dictateur Nabucco.

- Pied de nez -

Cette méthode de travail a tout du pied de nez, les soutiens de Serebrennikov considérant que ses déboires judiciaires ont été orchestrés pour faire taire un créateur qui traite de problèmes politiques, sociétaux, de sexualité. Autant d'atteintes au conservatisme orthodoxe en vogue en Russie.

Son cas est aussi devenu une cause célèbre pour les milieux intellectuels et culturels occidentaux. Ceux-ci lui ont notamment affiché un soutien très public au Festival de Cannes 2018, l'artiste russe n'ayant pu monter les marches pour la projection de son film "Leto".

C'est durant le tournage de cet hommage au rock soviétique qu'il fut arrêté.

"Je le considère vraiment comme un combattant pour la liberté artistique, pour la liberté d'être un artiste libre, de pouvoir exprimer comme on le désire son art, ses pensées", explique Evgueni Koulagine, l'homme de confiance du metteur en scène à Hambourg.

"Il ne s'agit pas de faire front, il s'agit simplement du besoin qu'a l'artiste de continuer de travailler quelles que soient les conditions", poursuit-il. "Nabucco, dont la Première est prévue dimanche, est d'ailleurs le troisième spectacle réalisé à distance par Serebrennikov.

Evgueni Koulagine réfute en tout cas le qualificatif de "dissident" pour son ami. Et son Nabucco ne vise pas le Kremlin en particulier, ni son affaire.

L'opéra traite des puissants responsables des conflits actuels et de ceux fustigeant en Europe ou aux Etats-Unis les victimes que sont les réfugiés.

- Trump et Poutine -

"Ces murs qui se construisent, ces êtres humains qui sont dans des zones de conflit et sont forcés de fuir leur patrie, c'est ça notre Nabucco", dit-il.

Le despote babylonien Nabucco devient ainsi un dictateur élu sous le slogan "Assyria First" et à la tête d'un parti unique "Assyrie unie". Donald Trump et Vladimir Poutine, protagonistes de la guerre en Syrie, reconnaîtront "America First" et "Russie unie".

Et en lieu et place des Hébreux dans l'oeuvre de Verdi, ce sont des réfugiés qui sont persécutés.

"C'est une allégorie du monde contemporain", souligne Georges Delnon, le directeur artistique de l'opéra de Hambourg qui a initié le projet trois semaines avant l'arrestation du metteur en scène.

"+Nabucco+ (...) plane, se sent je dirais comme un Dieu. C’est des choses que malheureusement on est en train de vivre dans ce monde", relève-t-il.

Sur scène, rompant par moments avec la musique originale, deux Syriens interprètent des chants traditionnels, tandis que s'affichent des photos de l'arrivée en 2015 de centaines de milliers de migrants en Europe, une crise qui entraîna une poussée de fièvre populiste et anti-islam.

Serebrennikov a aussi inclus 35 réfugiés au "choeur des esclaves", point d'orgue de l'opéra, pour chanter "O, ma patrie, si belle et perdue !".

"Mais il ne s'agit pas de donner des leçons. Comme le dit Kirill, nous ne faisons que soulever des questions, nous n'apportons pas de réponses" aux problèmes contemporain, assure M. Koulaguine.

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