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Ils "sont en train de finir ce que ma génération n'a pas réussi à faire", s'émeut Mustapha Bouchachi. Cet avocat sexagénaire, vétéran des droits humains qui a connu enfant la guerre d'indépendance, est devenu une référence des jeunes Algériens mobilisés contre le "système".
S'il prend garde de ne pas "confisquer" ce mouvement issu de la jeunesse, Me Bouchachi en a formulé les grandes demandes semaine après semaine, notamment via des vidéos sur Facebook dépassant les 200.000 vues.
Interviews dans son bureau désuet au coeur d'Alger, tournées dans les universités à la demande de coordinations étudiantes nouvellement créées: de son phrasé lent et précis, il explique inlassablement les objectifs de ce qu'il appelle la "révolution du sourire".
"Je suis fier que beaucoup d'Algériens me fassent confiance, mais c'est la manifestation des jeunes", dit-il à l'AFP, refusant le statut de porte-parole: "on peut accompagner, donner des conseils, mais il ne faut pas leur voler" le mouvement.
Les manifestants qui ont obtenu le départ du président Abdelaziz Bouteflika le 2 avril et vise désormais les piliers du "système" des 20 dernières années seraient sans doute eux-mêmes prompts à crier à la récupération.
- "J'ai pleuré de joie" -
Ce personnage du barreau algérois a encore les larmes aux yeux en évoquant sa stupéfaction quand des foules d'Algériens ont commencé à battre le pavé pacifiquement, le 22 février.
"J'avais tellement peur qu'il n'y ait personne, qu'on soit juste quelques milliers, isolés, comme en 2011", lorsque le vent de révolte en Tunisie voisine s'était essoufflé en Algérie.
"J'ai pleuré de joie ce jour-là", reconnaît-il, le visage grave se métamorphosant en un profond sourire.
"Je me suis dit que ce sont ces jeunes là qui vont finir de libérer le pays, car nos pères ont libéré la terre de l'Algérie (de la colonisation française en 1962, ndlr) mais le peuple n'était pas libre".
Une façon de revendiquer son héritage révolutionnaire de fils de martyr de la guerre d'indépendance -son père a été tué au combat alors qu'il avait sept ans.
Quand on l'interroge sur son éventuel parti pris politique, Mustapha Bouchachi n'hésite pas non plus longtemps: "La démocratie", répond-il.
"On ne peut pas faire de politique dans un régime totalitaire, fait-il valoir. Tous les hommes politiques doivent militer pour un Etat de droit, c'est la priorité, après on pourra avoir des débats gauche-droite."
Boursier, il part étudier le droit en Angleterre et revient diplômé à 25 ans.
Après avoir défendu les victimes de tortures et d'arrestations arbitraires durant la décennie noire (1992-2002), il se retrouve étiqueté "avocat des islamistes".
"Je ne suis pas sélectif dans la lutte contre les violations des droits de l'Homme", souligne-t-il, ajoutant, goguenard: "maintenant on me traite de laïc de gauche".
- "Seule arme" -
De 2007 à 2012, il préside la Ligue algérienne des droits de l'Homme, au moment où le régime lutte contre une contagion des printemps arabes en déployant répression et mesures sociales.
Compagnon de route du Front des forces socialistes (FFS, gauche), il est élu député sur une liste du parti en 2012 --"on m'avait promis que j'aurais une tribune pour interpeller les ministres".
Mais ses questions restent sans réponse, ses projets de loi au placard, et il quitte le Parlement en 2014, redevenant avocat pénaliste à plein temps.
Depuis qu'il a repris du service sur la scène politique ces dernières semaines, avec l'appui de ses quatre enfants étudiants, il n'a de cesse de marteler un message: "il faut continuer cette révolution de façon pacifique".
Après chaque manifestation du vendredi, "beaucoup de jeunes me demandent jusqu'à quand? Je leur réponds: +jusqu'à ce qu'ils partent, et il faut qu'on reste pacifiques, car notre seule arme contre tous est le caractère pacifique des manifestations+".
Il appelle aussi à rester unis, sans exclure personne, alors que la jeune génération est tentée de balayer tous les hommes politiques et responsables en place, y compris dans l'opposition.
"Il faut viser les têtes du système" souligne-t-il, "quand il seront partis, alors on pourra s'organiser".
Optimiste, il envisage déjà la suite, à savoir "neuf mois-un an de transition".
Partis d'opposition, société civile, jeunes issus du "Hirak", le mouvement né de façon anonyme sur les réseaux sociaux, dirigeants politiques de l'avant-Bouteflika: pour lui, toutes les forces seront alors nécessaires.
Quand à l'armée, au centre du jeu après avoir lâché Bouteflika, "il faut être pragmatique, dit-il. "C'est une institution forte, on a besoin d'eux pour la transition".
"Mais ils doivent accompagner, pas s'ingérer dans les affaires du peuple", précise-t-il.