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"Argentina 1985": une leçon moderne sur la dictature, selon l'un des procureurs de l'époque

Luis Moreno Ocampo avait 32 ans et peu d’expérience lorsqu'il est devenu l'un des procureurs du premier procès contre la dictature argentine; un moment historique retranscrit dans le film "Argentina 1985", en lice aux Oscars dimanche.

Le jeune magistrat, devenu par la suite procureur à la Cour pénale internationale, avait déjà conscience à l'époque qu'il plaidait face au pays entier, et pas seulement face au tribunal, raconte-t-il lors d'un entretien début mars à l'AFP à Malibu, en Californie.

"J'ai gagné la bataille de la compréhension en 1985", estime-t-il.

"Argentina 1985", qui concourt dans la catégorie du meilleur film international, rappelle selon lui l'importance de ne pas laisser les crimes contre l'humanité impunis.

L'oeuvre raconte la détermination de M. Ocampo et de son supérieur, Julio Strassera, pour mener l'accusation contre neuf responsables de la dictature militaire au pouvoir entre 1976 et 1983, deux ans seulement après sa chute.

Le procès a permis de faire condamner à perpétuité les ex-dictateurs Jorge Videla et Emilio Massera, figures d'un régime responsable d'environ 30.000 disparus.

S'il a remporté la bataille judiciaire et celle pour l'opinion à l'audience, l'ex-magistrat estime quele réalisateur Santiago Mitre et la star du film, Ricardo Darin -- qui interprète le "doctor" Strassera --, "sont en train de gagner la bataille de la mémoire en 2023.

"Et c'est unique", se réjouit Luis Moreno Ocampo, père de quatre enfants. "Mon fils de 23 ans ne savait pas ce qui s'était passé. Aujourd'hui, il apprend."

Procureur adjoint lors du procès, M. Ocampo est joué à l'écran par Peter Lanzani.

- "Criminels ou ennemis?" -

La junte a torturé et tué des milliers d'Argentins dans ses "centres clandestins de détention". Elle a aussi jeté des personnes vivantes à la mer depuis des avions, et des centaines de bébés nés en captivité ont été donnés à d'autres familles, y compris des officiers de l'armée.

Au-delà de sa dimension historique, le film a une portée internationale, selon M. Ocampo. Il pose la question du traitement des personnes violentes dans une société divisée.

"Les traitons-nous comme des ennemis que l'on peut tuer ou comme des criminels qui doivent faire l'objet d'une enquête?", interroge l'ex-procureur de la Cour pénale internationale (2003-2012), aujourd'hui âge de 70 ans.

"On ne peut pas traiter les citoyens comme des ennemis", comme l'a fait l'armée en Argentine, insiste-t-il.

Au-delà de l'immense émotion provoquée par le film en Argentine, celui-ci a été bien accueilli en Espagne et au Brésil, des pays dont la propre dictature n'a jamais été jugée.

"Ils n'ont pas enquêté sur le passé (...) cela a un impact", estime M. Ocampo, en pointant la situation au Brésil, où une insurrection menée par les partisans de Jair Bolsonaro a tenté de renverser le président Lula en janvier.

Dans une société qui n'a jamais pansé ses plaies, traiter l'adversaire en ennemi est acceptable, résume-t-il. Or "si les élites soutiennent un coup d'Etat, vous avez un problème."

"C'est quelque chose que le Brésil, et même les Etats-Unis, n'ont pas compris", ajoute cet universitaire, qui a enseigné dans plusieurs universités américaines et vit aujourd'hui à Malibu.

"L'invasion du Capitole, ce ne sont pas seulement les gens qui se sont mobilisés", ajoute-t-il. "Pour moi, il est impressionnant de voir comment les membres du Congrès soutiennent encore aujourd'hui le 6 janvier" 2020.

- "Pouvoir de la jeunesse" -

"Ce film parle du risque de perdre la démocratie. Mais il parle aussi du pouvoir de la jeunesse", reprend M. Ocampo.

"Argentina 1985" revient en effet sur la manière dont le procureur Julio Strassera a été contraint de former une équipe de novices autour de son jeune adjoint. Les magistrats en poste avaient peur d'éventuelles représailles et il a donc dû recruter des juristes inexpérimentés pour construire l'accusation contre la junte déchue.

"Les jeunes sont ceux qui changent le monde et il faut continuer à se battre pour la justice. La justice est un travail sans fin", souligne M. Ocampo, qui a dû affronter sa propre mère, partisane de l'armée, pour ce procès.

Elle "allait à la messe avec le dictateur Jorge Videla", raconte-t-il.

Mais face aux témoignages bouleversants, comme celui détaillé dans le film d'une femme kidnappée et contrainte d'accoucher menottée sur le siège arrière d'une voiture, la matriarche a fini par changer d'avis.

"Le lendemain, elle m'a appelé", se souvient M. Ocampo. "Elle m'a dit: +j'aime toujours le général Videla, mais tu as raison, il doit aller en prison+".

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