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Dénonçant des agressions et violences sexuelles dans la téléréalité, d'anciennes candidates font vaciller une industrie propice à l'omertà, accusant les sociétés de production d'un silence complice et de ne pas avoir sanctionné des participants mis en cause.
Vingt ans après son arrivée en France, la téléréalité fait l'objet de scandales à répétition. Aux Pays-Bas, le pionnier européen du genre, le producteur John de Mol est désormais sur la sellette à la suite d'un scandale sexuel éclaboussant son émission "The Voice of Holland".
En France aussi, depuis quelques mois, l'image "bon enfant" de ces divertissements le plus souvent diffusés sur les chaînes de la TNT, comme "Les Marseillais" ou "Les Princes de l'amour", se fissure après des accusations visant des candidats emblématiques.
En avril, plusieurs "Anges de la téléréalité" avaient appelé au boycott du programme, dénonçant un harcèlement orchestré par certains participants et un "climat de tension" alimenté par la production.
Puis "l'affaire" Illan Castronovo, du nom de ce candidat populaire de 28 ans, a provoqué un séisme dans une industrie jusque-là silencieuse.
Tout est parti d'une interview publiée mi-novembre, dans laquelle Alix Desmoineaux, une ex-candidate des "Marseillais", affirme avoir vu une vidéo d'un candidat agressant sexuellement une jeune fille mineure, ajoutant l'avoir dénoncé auprès de deux sociétés de production.
Bien qu'elle ne le nomme pas, les internautes ont vite mis en cause Illan Castronovo, déjà accusé à plusieurs reprises, sans être écarté de l'écran.
"En 2019, j'avais raconté qu'Illan s'était masturbé dans un lit à côté de moi, alors que j'avais dit non", confie à l'AFP Nathanya Sion, 19 ans à l'époque. "On m'a fait passer pour une folle pendant deux ans."
Surnommé "le charo" ("charognard", en référence à ses multiples relations), le jeune homme est accusé d'agressions sexuelles, de harcèlement et de "revenge porn" - diffusion de contenus pornographiques à l'insu d'une personne - par au moins cinq candidates.
"Grandes gueules" et sujets tabous
Une première plainte pour "harcèlement sexuel" a été déposée contre lui par une candidate à Lyon en 2020, classée sans suite faute d'avoir pu auditionner la plaignante.
Nathanya Sion a ensuite porté plainte le 7 décembre 2021 au commissariat du XVIe arrondissement à Paris pour "harcèlement" et "agression sexuelle". Son dossier n'a pas encore été transmis au parquet.
À Nice, une enquête préliminaire a été ouverte mi-décembre après le signalement d'un ex-candidat qui, selon son avocate, accuse Illan Castronovo "de viol et agression sexuelle" sur un tiers.
Interrogé par l'AFP, le jeune homme dément fermement ces accusations. Concernant la vidéo, il évoque des relations sexuelles entre "majeurs consentants", et pointe du doigt un fond de "+guéguerre+ de téléréalité".
Affirmant par ailleurs ne pas avoir connaissance des plaintes le visant, il poursuit Alix Desmoineaux pour "diffamation" et "cyber-harcèlement".
Malgré ces accusations, Illan Castronovo a été maintenu au casting de la saison 9 des "Princes et princesses de l'amour", diffusée depuis novembre sur W9. Il précise avoir été "coupé au montage" sur la fin du programme.
S'il assure ne plus être appelé pour participer à des émissions, d'autres candidats populaires, comme Raphaël Pépin ou Julien Guirado, ont par le passé reconnu des violences contre leurs compagnes, sans que ces révélations ne mettent un terme à leur carrière.
Ces profils stéréotypés de "grande gueule" et de "macho" sont prisés pour leur aptitude à "faire du clash, avec des +punchlines+ plus ou moins misogynes" sous couvert d'humour, résume l'autrice Valérie Rey-Robert.
"Il ne peut pas y avoir de libération de la parole dans la mesure où les candidats accusés d'agressions sont ceux qui rapportent le plus", estime l'essayiste féministe, qui publiera prochainement un livre à ce sujet.
"Certaines chaînes et productions m'ont bien fait comprendre que si je continuais à parler d'agressions sexuelles, j'aurais de moins en moins accès aux candidats", s'alarme Sam Zirah, youtubeur suivi par 1,7 million d'abonnés, connu pour ses entretiens sur la téléréalité.
Droit de "vie ou de mort"
Interrogée au sujet des violences sexuelles, la filiale française de production du géant de l'audiovisuel Banijay ("Les Marseillais"...), qui compte parmi ses actionnaires le groupe Vivendi et les animateurs Nagui et Cyril Hanouna, a refusé de s'exprimer.
Un ancien producteur de Studio89, filiale du groupe M6 qui produit notamment "Les Princes de l'amour", dit pour sa part n'avoir "jamais eu affaire à ce genre de problèmes", des "nounous" étant employées pour surveiller les tournages "24H/24, 7 jours sur 7".
Les ex-candidates pointent aussi le rôle des agences de marketing d'influence, et notamment de Shauna Events, société dans le giron de Banijay, dirigée par la papesse de la téléréalité Magali Berdah.
Après des accusations publiques contre Illan Castronovo en 2019, "Magali m'a dit: +Tu parles de masturbation sur les réseaux, (...) ce n'est pas très joli et ce n'est pas très vendeur+", accuse Nathanya Sion.
La patronne de Shauna Events, alors agent d'Illan Castronovo, dément avoir déconseillé à la jeune fille de témoigner et évoque plutôt un échange sorti de son contexte. Elle appelle les victimes à parler à la police avant de le faire sur les réseaux sociaux, nuance-t-elle auprès de l'AFP.
Signe que le vent commence à tourner, elle dit avoir cessé de représenter Illan Castronovo, même si ce dernier assure qu'il y a "des chances qu'ils retravaillent ensemble".
Pour les ex-candidates, amères face à ces revirements, les intérêts économiques croisés entre agences, diffuseurs et productions, avec "un droit de vie ou de mort" sur leurs carrières, favorisent encore la loi du silence.
Nathanya Sion fustige aussi le manque de crédit accordé à la parole des femmes dans la téléréalité: "Les gens ont du mal à faire la part des choses entre le divertissement et la réalité", regrette-t-elle.