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A Chypre-Nord, des universités "vendent du rêve" aux étudiants étrangers

"Je pensais venir à Chypre, pas à Chypre-Nord." Plus de 50.000 étudiants étrangers sont inscrits dans des universités de ce petit territoire isolé, reconnu par la seule Turquie, une manne pour l'économie locale mais aussi un piège pour certains qui pensaient avoir mis un pied en Europe.

"C'est à mon arrivée que j'ai compris que je n'étais pas en Europe", raconte à l'AFP un étudiant nigérian sous couvert d'anonymat. "Tout est affiché en livres turques ici."

L'île méditerranéenne de Chypre est divisée depuis l'invasion du nord par l'armée turque en 1974 en réaction à un coup d'Etat de nationalistes chypriotes-grecs.

Le Sud, membre de l'Union européenne, est habité par des Chypriotes-grecs, et la République turque de Chypre-Nord (RTCN), autoproclamée et non reconnue par la communauté internationale, par des Chypriotes-turcs et des colons turcs.

Sous embargo international, coupée du reste de l'île par une ligne de cessez-le-feu contrôlée par l'ONU et bordée de barbelés, Chypre-Nord souffre de la crise économique qui frappe la Turquie et mise sur ses 21 universités reconnues par Ankara pour attirer des étudiants étrangers, exigeant qu'ils paient leur scolarité en euros ou en dollars.

Ce secteur représente "environ 35% du PIB" du territoire, dit à l'AFP le ministre de l'Education Nazim Cavusoglu. "Plus que le tourisme."

En 2021-2022, sur les 108.588 étudiants inscrits dans les universités du Nord, 51.280 étaient étrangers et en majorité africains. Ils venaient notamment du Nigeria (17.406), de la République démocratique du Congo (3.177), du Cameroun (2.693) et du Pakistan (2.432).

- "Une ruse" -

Pour attirer ces étudiants, les universités font appel à des agents qui s'activent notamment sur les réseaux sociaux, contre des commissions allant de 300 à 1.000 euros par nouvelle recrue.

Mais selon des ONG locales et internationales, beaucoup de ces agents "abusent" les étudiants en omettant de mentionner que l'île est divisée.

Rictus Franck Ngongang, un étudiant en gestion camerounais de 28 ans, se souvient du "choc" vécu dès son arrivée à Chypre-Nord en 2019: "J'ai payé mon agent 300 euros pour une chambre, mais je me suis retrouvé avec 10 autres étudiants dans un appartement de deux chambres."

"Ils nous vendent du rêve", lâche-t-il.

Constatant qu'il n'est pas seul à avoir été trompé, il lance en 2022 une association pour "guider" les étudiants.

Ces derniers arrivent sur l'île via la Turquie, attirés par la rapidité des démarches et l'absence de visa dans la plupart des cas. Rictus Franck Ngongang confie avoir été séduit par "la magie" de ce scénario.

L'autre attrait, ce sont les promesses de "bourses" supposées couvrir jusqu'à 75% des frais de scolarité. Mais "ce n'est qu'une ruse", de l'aveu d'un responsable universitaire à Chypre-Nord ayant requis l'anonymat, qui admet des rabais fictifs.

Salih Sarpten, chercheur spécialisé en éducation à Chypre-Nord, regrette que "les universités ne cherchent que les profits" au détriment de la qualité de l'enseignement. "Les étudiants sont devenus des clients", assure-t-il.

Il dénonce également l'arrivée sur l'île d'étudiants "en quête d'un raccourci vers l'Europe".

Selon M. Cavusoglu, chaque année, entre 10.000 et 15.000 étrangers abandonnent leurs études ou ne mettent jamais un pied sur les campus.

Dans une ruelle étroite dans la partie nord de la vieille ville de Nicosie, dernière capitale divisée d'Europe, une bâtisse ottomane abrite l'American University of Cyprus (AUC), fondée en 2015 et qui, contrairement à ce qu'indique son nom, n'a pas d'accréditation américaine.

A l'intérieur, une dizaine d'étudiants africains apprennent le turc, alors que l'appel à la prière résonne d'une mosquée voisine.

Sur les 400 étudiants inscrits cette année, 200 sont étrangers, mais 100 sont "inactifs", explique Hazan Sherifli, une responsable de l'AUC.

- Risque de trafic humain -

"Certains étudiants font face à des difficultés financières, les opportunités de travail étant quasi-inexistantes, et finissent par tomber entre les mains de criminels", met en garde un rapport du Centre pour la migration et les droits humains, une ONG chypriote turque.

"Cette situation ouvre la porte au trafic humain", poursuit le document, affirmant que des dizaines d'étudiantes ont été "forcées à se prostituer".

"On vit dans la peur tous les jours", confie l'étudiant nigérian, qui craint d'être identifié et expulsé, son permis de séjour ayant expiré faute de fonds pour payer sa scolarité.

Selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), des passeurs se font passer pour des agents universitaires à Chypre-Nord, "offrant leurs services aux potentiels demandeurs d'asile". Deux tiers des migrants clandestins dans le Sud sont venus du Nord, toujours selon le HCR.

Chypre détient le ratio le plus important de l'Union européenne de demandeurs d'asile comparé à sa population. Entre janvier et septembre, 16.705 migrants, dont 2.522 Nigérians, y avaient demandé l'asile, affirme le HCR. Un record.

Face à cette situation, le Nigeria a récemment mis en garde sa population contre "les éléments sans scrupules qui se présentent comme agents et promettent de nouveaux horizons" à Chypre-Nord.

Assis dans son bureau sous un portrait d'Atatürk, le fondateur de la République de Turquie, M. Cavusoglu assure qu'une "nouvelle loi pour responsabiliser les agents sera présentée l'année prochaine au Parlement", prévoyant des sanctions en cas d'abus.

Pour Ibraham Isaac, un agent nigérian, le secteur doit certes être réglementé, mais "si les étudiants n'ont pas les moyens de venir, je leur dis honnêtement, ne venez pas".

Rictus Franck Ngongang quant à lui rêve de rentrer un jour au Cameroun, espérant développer un programme d'échanges universitaires africain, à l'image du programme européen Erasmus.

"Nous sommes des étudiants, pas des demandeurs d'asile", dit-il. "L'Europe ne doit plus être une destination coûte que coûte."

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