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"On n’a plus de vie": Alain et Jacques, agents de la police fédérale, dénoncent des conditions de travail "inhumaines" et un rythme "intenable"

Deux agents de l’unité de protection de la police fédérale (DAP) dénoncent leurs conditions de travail : manque d’effectif pour assurer les missions, fatigue accumulée, jours de repos refusés, impossibilité de concilier travail et vie familiale… Leurs revendications sont nombreuses et pointent un réel problème au sein de l’unité de la DAP. Nous les avons rencontrés.

Alain et Jacques (prénoms d’emprunt car ils souhaitent garder l’anonymat), tous deux agents de la police fédérale à la Direction de la Protection (DAP) des personnes menacées, nous ont contactés via le bouton orange Alertez-nous pour dénoncer leurs conditions de travail qu’ils jugent "inhumaines". Minimum 50h/semaine, congés et repos refusés à cause d’un manque d’effectif, impossibilité de concilier rythme de travail et vie privée, non-respect des demandes médicales pour l’adaptation des horaires, locaux insalubres… Leurs plaintes sont multiples, et ce, depuis des années. Aujourd’hui, ils n’en peuvent plus et dénoncent l’inaction de leur direction face à leurs conditions de travail et une qualité de vie qui se dégrade.


Les locaux de la DAP sont insalubres d'après les témoignages et photos envoyées par Alain et Jacques.  

Des semaines de 50 à 70h de travail

"On n’a plus de vie ! On ne sait jamais comment va se dérouler notre journée", souffle Jacques, le ton grave, visiblement épuisé. "Une semaine classique, c’est 7 jours sur 7. On doit travailler au pied levé, on reçoit le service le soir pour le lendemain matin. On a des horaires continus avec des journées de 15h en moyenne", ajoute Alain. Pour assurer toutes les missions qui leur sont confiées, une semaine normale de travail oscille entre "50 et 70 heures". Un rythme "intenable", selon eux. 

Mais quelle est leur mission exactement ? "On s’occupe de la prise en charge et de la sécurité des personnes menacées. On accompagne des VIP dans leur quotidien, par exemple des chefs d’Etat belges ou étrangers, des membres du gouvernement, des magistrats, ou tout autre personne menacée qui se trouve sur le territoire belge", précise Alain. Entre autres, Alain et Jacques assurent la protection de personnalités importantes dont la sécurité peut être menacée pour telle ou telle raison. Ils sont donc amenés à suivre une personne, la conduire d’un point A à un point B grâce à des voitures blindées, et faire face à de potentiels ennemis ou dangers. 

Pas de "journée-type" de travail : l’impossible conciliation entre vie privée et vie professionnelle

Il est donc compliqué voire impossible de savoir à quoi va ressembler une journée et combien de temps va durer la mission, expliquent-ils. "Comme on dépend de personnalités, notre journée dépend de leur emploi du temps et de leur journée. Il n’y a pas de journée-type, elles sont toutes différentes. On sait à quelle heure on va aller chercher la personne mais jamais l’heure où on doit la ramener", nous dit Jacques. 

Un travail difficile qui empiète sur leur vie privée et leur quotidien. D’autant qu’ils sont notifiés de la nature de leur mission ainsi que de l’heure seulement la veille : "En fin de journée, je vais recevoir un message avec l’heure de début de mon service pour le lendemain. Ensuite je vais me présenter sur mon lieu de travail et je finirai quand la mission sera considérée comme terminée. Je n’ai aucune heure de fin prévue", explique Alain.

Une fois la mission terminée, aux alentours de 21h/22h, c’est reparti : en fin de journée, Alain et Jacques reçoivent leur mission du lendemain, avec une heure de début entre 5h et 7h du matin. Un rythme pesant qu’ils doivent assurer 7 jours sur 7. Tous deux pères de famille, ils confient qu’ils ont du mal à concilier leur vie privée et leur vie professionnelle : "On quitte le domicile alors que la famille dort. Le soir, quand on rentre, c’est pareil, la famille dort", confie Alain. "C’est la famille qui pâtit de notre état de fatigue et de stress permanent. C’est impossible d’avoir une vie en faisant 70h/par semaine en plus des trajets, et devoir gérer une famille", ajoute Jacques. 

Il est possible qu’on travaille 24h sans s’arrêter voire plusieurs jours 

Pour la police fédérale, "il est souvent difficile de prévoir avec certitude la fin de service". Dans un communiqué, elle explique que "cet aspect, intimement lié à la spécificité de leur mission, a un coût : elle exige une grande flexibilité et disponibilité et complique parfois le respect des dispositions statutaires".

Des journées de parfois 24h sans aucune pause 

Mais les journées d’Alain et Jacques peuvent même durer jusqu’à 20h voire 24h, assure Alain : "Il est possible qu’on travaille 24h sans s’arrêter voire plusieurs jours pour assurer certaines missions". Et lorsque ça arrive, ils sont obligés de dormir dans les locaux de la police fédérale : "Vu les horaires qu’on fait, c’est pas toujours avantageux de rentrer dormir à la maison le soir, alors on dort à la caserne. C’est pas très bien organisé pour dormir, c’est pas très propre. Les locaux ne sont vraiment pas terribles".


Images des locaux de la DAP. 

Dans les locaux, le plus compliqué en plus de la saleté et du manque d’organisation (manque de lit, couverture, frigo, etc.) reste la nourriture. "Neuf fois sur dix on n’est pas là à midi donc on doit s’arranger pour manger en chemin. Et le soir, il n’y a rien. Si on rentre à 21h, 22h, on ne sait pas manger. Il n’est pas rare qu’on ait deux repas chauds sur la semaine", confie Jacques, qui explique que leur direction a retiré les mini-frigos et micro-ondes qu’ils avaient installés avec leurs collègues. 

Un manque d’effectif au sein de l’unité

La principale cause de cette surcharge de travail serait liée au manque d’effectif au sein de l’unité, nous disent-ils. Au total, ils sont une petite centaine d’agents au sein de la DAP. Mais d’après Alain, il en faudrait deux fois plus pour assurer l’ensemble des missions qui leur sont confiées : "On se retrouve à devoir assurer une quantité énorme de missions avec 55% des effectifs".

'Vous devez mordre sur votre chique!' Ça c’est la phrase-type de notre direction

Chose que confirme la police fédérale : "La capacité déficitaire de la Direction de la Protection (DAP) de la police fédérale constitue un problème récurrent. La DAP est une jeune unité en comparaison avec de nombreuses autres unités européennes et mondiales en charge de la protection rapprochée. De plus, la polyvalence de la DAP est un autre élément à prendre en compte. L’unité évoquée exerce d’autres missions en sus de la protection de personnes menacées (transfert de détenus dangereux et de l’escorte de biens et de valeurs). Or, elle est, dans l’état actuel des choses, la seule à pouvoir les exercer", écrivent-ils dans un communiqué. 

Mais malgré les plaintes de nos témoins, rien ne change. Cela fait des années qu’ils se plaignent de la situation et de leurs conditions de travail intenables sans que rien ne soit fait pour les aider : "'Vous devez mordre sur votre chique!' Ça c’est la phrase-type de notre direction. Au lieu de trouver des solutions concrètes, ils se braquent et nous disent d’aller voir ailleurs ou de 'mordre sur notre chique'", s’insurge Jacques. Du côté des syndicats, on leur répond qu’ils n’ont pas beaucoup de pouvoir sur leur unité et qu’ils ne savent pas trop quoi faire pour les aider. La médecine du travail "lors des visites médicales", les entend "mais se sent démunie". 

Ils ont même essayé de faire remonter leurs plaintes un peu plus haut : "On a déjà essayé de faire remonter le problème au niveau des politiques, faire savoir aux ministres que nos conditions de travail étaient vraiment difficiles, mais rien ne change et on ne voit pas le bout du tunnel", avoue Alain, qui ne se sent "ni écouté ni appuyé" voire "démuni" face à l’inaction de sa direction. 

Une fatigue qui s’accumule: un danger pour les agents

La fatigue, elle, continue de s’accumuler, au péril de leur propre sécurité : "Il y a une accumulation de fatigue importante, et pour la spécificité du métier, c’est vraiment un ennemi. On se retrouve à devoir rouler avec des véhicules blindés dans des conditions de fatigue extrême, de réagir à d’éventuelles menaces et faire usage d’armes dans des moments où on est hyper fatigués, ce qui représente pas mal de dangers pour nous", explique Alain, épuisé tant mentalement que physiquement.


Pour Jacques, c’est le même scénario : "Je ne me souviens plus la dernière fois que j’ai été en pleine forme", nous confie-t-il. Puis il ajoute: "Cette fatigue permanente a un impact sur notre sécurité en premier lieu. On est tellement épuisés qu’on doit vraiment se concentrer, ne fût-ce que pour conduire une voiture. On est souvent chauffeur, on conduit des voitures blindées avec une personnalité politique dedans. Le risque est là pour nous, la fatigue de s’endormir au volant, de créer un accident et de nous blesser", souligne-t-il. "Voire de blesser le VIP qui est avec nous". 

Une fatigue si intense que même avec un jour de repos dans la semaine, quand ils en ont un, ce n’est pas suffisant pour qu’ils se reposent, expliquent les deux agents. "Ce jour-là (ndlr, jour de repos), c’est la course contre la montre, faut tout gérer, la famille, faire tourner la maison. C’est la course contre la montre en permanence, c’est impossible de se reposer, ni même de se poser, tout simplement".

Des jours de congés "souvent" refusés: "C’est impossible de planifier"

A ce problème de fatigue continue et de stress permanent vient s’ajouter celui des congés et jours de repos refusés, nous expliquent Alain et Jacques. Et là aussi, ils en sont notifiés quelques heures avant, alors qu’eux doivent en faire la demande bien à l’avance : "On peut poser des congés et des jours de repos mais ce sera soit refusé, ce qui arrive le plus souvent, soit accepté, mais la veille du jour demandé", nous dit Alain. S’il est annulé, même topo : leur direction les prévient la veille. 

"C’est impossible de planifier", confie Jacques. "Un rendez-vous, c’est impossible à prévoir. Par exemple si on prend un rendez-vous la semaine prochaine, je vais demander congés mais je saurais que la veille au soir si c’est accepté ou non. S’il est refusé, tous les rendez-vous tombent à l’eau. Un suivi est impossible", décrit-il. 

Et puisque leurs congés sont "souvent refusés", Alain et Jacques les accumulent… jusque l’année suivante : "On travaille énormément ! En fin d’année, on se retrouve avec une quantité de congés qu’on doit reporter à l’année suivante parce qu’on n’a pas eu la possibilité de les voir acceptés au moment demandé pour prester les missions prévues ces jours-là", expliquent-ils. 

Une enquête psychosociale "prochainement" menée par la police fédérale

"On se sent démunis, très peu soutenus et on se demande comment on peut laisser des gens travailler dans ces conditions-là", terminent-ils. Tous deux souhaitent que les choses changent et que leur direction prenne enfin en compte leurs plaintes et que des mesures soient prises comme la formation de nouveaux agents de terrain. 

Dans un communiqué, la police fédérale nous dit qu’une enquête psychosociale va être menée "prochainement" par une société indépendante de la police auprès du personnel de la DAP. Une enquête qui leur permettra "d’avoir un regard externe et objectif sur les causes de la charge psycho-sociale qui touche" le personnel de la DAP mais aussi "de réfléchir à des propositions d’amélioration quant à la situation, en impliquant le personnel concerné", est-il écrit dans le communiqué. 

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