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Isolé ou cohabitant, c'est toujours le flou pour les colocataires... et les communes

Camille, une jeune Bruxellois en colocation, a dû faire appel à la justice. En cause, une erreur d'appréciation de l'ONEM quant à son statut pour établir ses allocations de chômage. Elle a été jugée "cohabitante" alors qu'elle était en réalité "isolée" au sein de sa colocation. Nous vous rapportons cette histoire aujourd'hui sur RTL INFO. Cette erreur de jugement de la part de l'ONEM ne représente pas un cas à part.

Est cohabitant celui ou celle qui n'est pas chef de ménage, ni isolé

Que dit la législation ? Un arrêté ministériel du 26 novembre 1991 indique que par cohabitation, "il y a lieu d'entendre le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères. Un autre arrêté qui encadre le chômage ajoute: "Est cohabitant celui ou celle qui n'est pas chef de ménage, ni isolé."

Un système "qui ne rime à rien"

Se basant sur ces règlements, l'ONEM a longtemps pu juger que plusieurs personnes qui vivaient sur le même toit tiraient obligatoirement un avantage financier à tous les niveaux. Ce seul avantage économique suffisait à démontrer la cohabitation. En résumé, colocation signifiait cohabitation et le taux qui s'y rapporte pour l'octroi des allocations de chômage. Pour La Ligue des Familles, "Ce système ne rime à rien (…) Il repose sur l’idée fausse que des personnes qui cohabitent partagent forcément leurs revenus." Or, on l'a vu avec Camille, ce n'est pas toujours le cas. De nos jours, de nombreuses personnes habitent un même logement, partagent une même adresse ensemble tout en subvenant eux-mêmes à leur propre subsistance.

Bourgmestres et associations veulent un changement

Vingt-neuf ans après sa parution, l'interprétation de l'arrêté ministériel du 26 novembre 1991 fait toujours débat. De nombreuses associations comme "La Ligue des Familles" ou encore le "Collectif solidarité contre l'exclusion" (CSCE) ont déjà alerté l'opinion publique sur cette problématique pointant du doigt notamment le manque de clarté de la loi en la matière. Et le monde associatif ne semble pas être seul car les 19 bourgmestres de Bruxelles ont également déjà tiré la sonnette d'alarme.

La Cour de cassation a tranché

De nombreuses personnes se sont déjà retrouvées devant les tribunaux de notre royaume pour faire valoir leurs droits comme Camille. Si bien qu'en 2017, la Cour de cassation a dû se pencher sur la problématique et trancher sur la question. Résultat: la Cour a rappelé à l'ONEM qu'il ne suffisait pas de vivre sur le même toit pour être considéré comme cohabitant. La Cour de cassation a cependant précisé qu'il "appartient à l'assuré social qui vit en colocation de prouver lui-même qu'il partage uniquement la location, les charges et quelques espaces avec ses colocataires" pour pouvoir bénéficier du statut d'isolé.

Au colocataire donc d'apporter des preuves telles que bail signé individuellement, pacte de colocation, attestations, photos du logement prouvant que chacun dispose de son propre espace et de ses propres affaires, factures, extraits de comptes etc. 

Ca pénalise les gens les plus fragilisés

Une situation que regrette la "La Ligue des familles": "La charge de la preuve continue d’incomber à l’allocataire social. Il lui reviendra de prouver qu’il ou elle est bien dans les conditions de bénéficier du taux isolé avec le risque que seules les personnes les mieux informées puissent faire valoir leurs droits." Didier Gosuin (DéFi), bourgmestre d'Auderghem et président de la conférence des bourgmestres de Bruxelles ne dit pas autre chose: "Il faut se dire que pour des gens qui ne maitrisent pas le droit, on les met dans des situations inconfortables. Ceux qui ont des atouts ou tous les outils juridiques et intellectuels pour pouvoir se défendre, ils le font. En réalité, ça pénalise les gens les plus fragilisés."

Une législation pas à jour?

Certains observateurs du monde associatif notent également que malgré les documents introduits par les allocataires, les preuves seraient appréciées différemment selon le fonctionnaire de l'ONEM en charge de votre dossier, laissant une place à l'arbitraire. Ils en veulent pour preuve que malgré les précisions en 2017 de la Cour de Cassation, certaines personnes, comme Camille d'ailleurs, se retrouvent encore devant les tribunaux.

Face à tant de cafouillages administratifs et judiciaires, ne serait-il pas tant de modifier l'arrêté ministériel (AM) ? Le cabinet de Pierre-Yves Dermagne, ministre de l'Economie et du Travail, informe: "Il est vrai que l’article 59 de l’arrêté ministériel (AM) du 26 novembre 1991 dans sa rédaction actuelle n’appréhende pas en tant que telle la situation de la collocation et du cohousing en général. (...) On modifierait l’AM si nécessaire mais les circulaires administratives sont régulièrement mises à jour en fonction des nouvelles décisions de justice. En tout cas, la situation de la collocation est aujourd’hui correctement appréhendée par les bureaux du chômage de l’ONEM", juge-t-on au cabinet du ministre du Travail.

Des fonctionnaires communaux pas formés à la législation sociale

En Belgique, chaque citoyen au moment de s'établir dans un logement doit en informer sa commune. Un fonctionnaire communal procède à une vérification d'usage et la commune établit ensuite une composition de ménage. Problème, au moment de croiser ses données et les preuves reçues pas l'allocataire, l'ONEM se baserait également sur l'inscription domiciliaire des communes. Pour Yves Martens, coordinateur au CSCE "c'est problématique car l’agent de quartier établit ces compositions de ménage sans tenir compte des critères de la législation sociale. Le chômeur doit parvenir à prouver que la composition de ménage ne correspond pas à sa situation de fait."

Vers une modernisation de la législation? 

Pour la CSCE, l'agent de quartier et ou le policier n'est pas formé pour interpréter la législation sociale. Face à ce constat, en 2019, les 19 bourgmestres de Bruxelles s'étaient réunis pour écrire une lettre adressée au ministre de l'Intérieur de l'époque, Pieter De Crem. Ils réclamaient plus de clarté du Fédéral sur cette problématique.

"Les instructions de votre SPF diffusées au sein des communes créent une présomption de cohabitation dès lors que certains éléments sont constatés dans le cadre de la visite domiciliaire en vue de l’inscription dans la commune (…) Devant la multiplication et la diversification des nouvelles formes d’habitats, la conférence des bourgmestres s’interroge donc sur la compatibilité de vos instructions avec les récents arrêts de la cour de cassation et vous demande, le cas échéant, d’actualiser celles-ci", écrivaient les 19 bourgmestres en choeur.

A l'époque, le cabinet de Pieter de Crem avait réagi dans les colonnes du Soir en disant "étudier" la question sans pour autant "trancher". Aujourd'hui, la situation ne semble guère avoir changé et aucune actualisation de la législation ne semble prévue. Le ministère de l'Intérieur est désormais entre les mains d'Annelies Verlinden. Relancée sur la question par notre rédaction, le cabinet de la ministre explique: "La règlementation population a déjà été précisée et ne nécessite pas de modifications."

En précisant: "La notion de 'ménage' telle que précisée dans la législation population est parfois confondue avec la notion de 'ménage' dans les autres législations. Une inscription en tant que « ménage » dans les registres de la population n’empêche pas un citoyen d’être considéré comme 'isolé' en vertu d’une législation sociale pour laquelle le Service Public Fédéral Intérieur n’est pas compétent. Il appartient à l’intéressé de démontrer à l’instance sociale concernée, en vertu de sa propre législation et de ses propres conditions, qu’il peut être considéré comme 'isolé' ". 

S'ils ne sont pas capables d'entende cela, c'est leur problème

Didier Gousin (DéFi) est le bourgmestre d'Auderghem mais aussi le président de la conférence des bourgmestres de Bruxelles. Pour lui, la question de l'isolé et du cohabitant est "un débat de société qui ne percole pas encore suffisamment auprès des responsables politiques." Il regrette qu'à l'Intérieur aucune mesure n'ait été prise pour clarifier la situation depuis toutes ces années. "C'est vraiment un problème de société. S'ils ne sont pas conscients qu'il y a un changement de paradigmes dans nos sociétés et qu'il y a des modes de vie qui n'existaient pas il y a 5 ans ou 10 ans et s'ils ne sont pas capables d'entende cela, c'est leur problème."

Quelles solutions ? 

Pour La ligue des Famille et le CSCE, il faut tout simplement supprimer le statut de cohabitant. "Il faudrait interdire aux institutions de protection sociale telle que l’ONEM ou les CPAS de se baser sur la composition de ménage comme présomption de cohabitation. On pourrait aussi demander aux communes que les agents de quartier tiennent compte des critères de la législation sociale. Mais ils ne sont pas formés pour ça. On pourrait imaginer qu’en cas de doute l’agent puisse faire appel à un(e) assistant(e) social(e) du CPAS pour établir la situation de fait. Il faut aussi mieux informer les assurés sociaux et les accompagner dans leurs démarches", suggère Yves Martens. 

Reste à évaluer le coût de la suppression du statut de cohabitant. Pas sûr que cela enchante les caisses de l'État. 

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