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Bye-bye Sécu, bonjour huissiers: des travailleurs indépendants tentent le pari

Ils disent être des dizaines de milliers, les chiffres officiels sont beaucoup plus modestes. De plus en plus de travailleurs indépendants refusent de payer leurs cotisations maladie et retraite. La pratique est illégale, mais les "libérés" en sont sûrs: la justice finira par leur donner raison.

"Laurent C." a rendez-vous dans une quinzaine de jours avec les juges du tribunal des affaires de sécurité sociale. Motif? Il ne paie plus depuis un an les sommes qu'il doit à l'Urssaf en tant que professionnel libéral. Il a également claqué la porte du Régime social des indépendants (RSI) - la Sécu des non salariés, et de sa caisse de retraite.

Chaque mois un huissier lui demande de payer, chaque mois il refuse. Il contre-attaque même, en poursuivant l'Urssaf pour "extorsion de fonds".

"Laurent C." est un "libéré" de la Sécu. Comme d'autres indépendants (professions libérales ou commerçants), il est convaincu que l'affiliation obligatoire aux organismes de Sécurité sociale a été abolie via l'Union européenne.

Dans sa logique, les caisses d'assurance maladie ou de retraite sont des fournisseurs d'assurances comme les autres, auxquels il peut souscrire ou non.

L'argument est rejeté par les spécialistes consultés par l'AFP. "La jurisprudence communautaire a été parfaitement claire là-dessus, la Sécurité sociale est fondée sur le principe de solidarité et il n'est pas possible de la mettre sur le même plan que les entreprises privées", expose Michel Borgetto, professeur de droit à l'université Panthéon-Assas.

"Les régimes légaux de base échappent au droit de la concurrence, autrement dit le monopole public et l'obligation d'affiliation ne violent pas le droit de l'Union européenne", abonde Robert Lafore, professeur de droit à Sciences Po Bordeaux.

Mais la Cour de justice de l'UE est la seule qui puisse faire changer d'avis "Laurent C.". Il ne croira ni les juristes, ni les juges français "tant qu'un +libéré+ ne sera pas monté jusqu'à la Cour de justice et qu'elle n'aura pas dit que la France a raison de faire ça".

Le quadragénaire raconte ses démarches sur son blog. Il a pris une assurance santé en Angleterre, une assurance-vie au Luxembourg pour sa retraite et estime avoir économisé 24.800 euros en un an.

Ce blog n'est "pas du prosélytisme, mais du témoignage", dit-il.

La distinction est importante, car la direction de la Sécurité sociale indiquait en octobre que "toute personne qui incite les assurés sociaux à refuser de s'affilier (...) ou de payer les cotisations et contributions dues" encourt une peine de six mois de prison et/ou une amende de 15.000 euros.

- 'Sirènes' sur les réseaux sociaux -

Dans le même communiqué, la direction appelait les assurés "à la plus grande vigilance face aux informations erronées et trompeuses qui circulent et qui ont pour seul objectif de remettre en cause le système français de Sécurité sociale".

Car la sortie de la Sécu, revendiquée depuis 1991 par le Mouvement pour la liberté de la protection sociale de l'ancien chirurgien-dentiste Claude Reichman, 76 ans, a trouvé une nouvelle jeunesse sur les réseaux sociaux.

La page Facebook "Les médecins ne sont pas des pigeons" en parle quasi-quotidiennement à ses 26.200 fans. "On est dans une démarche citoyenne de nécessité", décrit Philippe Letertre, 37 ans, créateur de la page et chirurgien plastique à Nice.

"Quand je regarde ce qui se dit sur les réseaux sociaux, je suis consterné, remarque Jean-Philippe Naudon, directeur de mission au RSI. Le message véhiculé, c'est que ce n'est pas obligatoire d'être affilié, qu'on ne risque rien, qu'on n'est pas puni."

"Les sanctions tomberont un jour sur ceux qui ont écouté ces sirènes", prévient-il.

D'après lui, le RSI a senti en 2013 le "frémissement" de la contestation des indépendants, dans un contexte mêlant crise économique, hausse des charges et dysfonctionnements du régime, créé en 2006 pour fusionner les 90 caisses des indépendants.

M. Naudon reconnaît que le RSI est "passé par des phases difficiles" et assure que le "système fonctionne beaucoup mieux aujourd'hui".

Reste une rancune tenace. "Les gens paient un maximum pour un service minimal. Je quitterais la Sécu demain si j'étais convaincue que c'était légal", affirme Christine Lamarche-Arène, médecin à Versailles.

Sous couvert de l'anonymat, un autre médecin juge le combat des libérés "justifié", mais leur reproche de "donner l'idée que c'est simple et légal alors que ça veut dire les huissiers, les saisies, les tribunaux".

"C'est légal, la messe est dite", rétorque Claude Reichman. Il dénonce l'"impudence" de ceux qui soutiennent le contraire et tacle une justice française "aux ordres".

Il anime des réunions presque chaque semaine - La Baule la semaine dernière, Annecy samedi - et distille ses conseils, comme de créer un compte bancaire au Luxembourg, non pas pour échapper au fisc, s'empresse-t-il de préciser, mais pour empêcher les saisies des caisses. Il propose également une assistance juridique en échange d'une cotisation de 230 euros.

- Quelques centaines contre un million -

Cette fois, il pense toucher au but. "Les pouvoirs publics vont finir par avouer (que l'affiliation n'est pas obligatoire) ou être incapables d'empêcher le flot de départs. (...) L'année 2014 ne se terminera pas sans que la vérité s'impose."

D'après ses calculs, "au moins 100.000 personnes" ont quitté la Sécu, "près de 200.000" sont en train de le faire : "Ça va faire 300.000 dans les semaines qui viennent et à mon avis on sera un million à la fin de l'année."

Ces chiffres sont sans commune mesure avec ceux avancés par les organismes de Sécu.

En 2013, le RSI a reçu 225 courriers pour se désaffilier, sur 2,8 millions de cotisants. Parmi ces départs, un médecin spécialiste est revenu au bout d'un an, après avoir consulté son avocat, selon la caisse.

Les médecins sont réputés à la pointe du mouvement. Leur caisse de retraite, la Carmf, estime à 0,1% les cotisants concernés, soit quelque 125 personnes.

L'assurance anglaise Amariz, qui récupère une grande partie des libérés, refuse de communiquer à l'AFP le nombre de ses clients français.

Ces derniers risquent de déchanter, pointe le professeur de droit Robert Lafore. Les assurances n'appliquent pas le principe de solidarité comme la Sécu et "les primes vont monter au fur et à mesure que les gens vont vieillir".

"C'est un calcul individuellement court-termiste et collectivement catastrophique", note le juriste.

Il n'est toutefois pas surpris: "C'est une très vieille revendication des indépendants qui remonte à Robert Poujade dans les années 50". La Sécu venait de naître.

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