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Quand des cours de patriotisme ont été imposés dans son école moscovite, en septembre dernier, Tatiana Tchervenko a refusé d'enseigner de la "propagande" à ses élèves de quatrième, en plein assaut russe contre l'Ukraine.
L'enseignante a dans un premier temps enseigné les maths aux horaires réservés à l'éducation patriotique, puis, sous pression de sa hiérarchie, a abordé cette thématique, mais sans reprendre le discours du Kremlin.
Un acte de résistance qui lui a valu deux avertissements de sa direction. Et en octobre, des hommes masqués l'ont interpellée dans son école, embarquée dans un véhicule de police et gardée à vue plusieurs heures.
Enfin, en décembre, elle a été limogée.
Si Tatiana Tchervenko, 49 ans, a refusé de se plier aux injonctions de sa hiérarchie, c'est qu'elle considère que les cours en question, baptisés "Conversations d'importance", sont une tentative de militariser les esprits des élèves.
"Ils veulent produire de petits soldats. Certains iront à la guerre, d'autres fabriqueront des munitions et d'autres créeront des logiciels informatiques pour tout cela", assène-t-elle auprès de l'AFP.
- Rentrée kalachnikov -
Si l'objectif du Kremlin, en lançant son assaut contre l'Ukraine le 24 février 2022, était une victoire rapide, la résistance acharnée des Ukrainiens, épaulés par les livraisons d'armes occidentales, a anéanti cette ambition.
Désormais, le pouvoir martèle que la Russie est la cible d'une guerre par procuration de l'Occident et que chaque citoyen doit être prêt à défendre la patrie, traçant jour après jour le parallèle avec le combat contre les nazis durant la Seconde guerre mondiale.
C'est dans cette logique que Vladimir Poutine a ordonné en septembre la mobilisation de centaines milliers de réservistes, des civils donc, qui aujourd'hui se battent et meurent sur le front.
Pour le sociologue russe Grigori Ioudine, le Kremlin prépare la population, adultes comme enfants, à une "guerre existentielle majeure".
Et les "Conversations d'importance" à l'école participent, dit-il, à cet effort.
Les thématiques abordées traitent du glorieux passé russe ou soviétique, des symboles nationaux mais aussi de sujets de sociétés liés à la famille ou la culture, le Kremlin se faisant le défenseur des valeurs conservatrices face à un Occident "décadent".
- "Mobiliser la jeunesse" -
Dans une vidéo sur la "Place de la Russie dans le monde", diffusée dans les salles de classe le 13 février, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov répond ainsi à un enfant l'interrogeant sur ce que "les jeunes citoyens peuvent faire pour aider leur pays".
"Les dessins que les enfants envoient au front, on voit dans les reportages (...) combien c'est important pour les combattants", dit-il.
Pour le sociologue, M. Ioudine, cela témoigne d'une volonté de "transformation complète et radicale de l'éducation, pour mobiliser la jeunesse russe à faire la guerre".
D'ailleurs, la Russie prévoit qu'à partir de la rentrée de septembre, lycéens et étudiants suivront un cursus militaire de base, incluant le maniement de grenades et de fusils d'assaut kalachnikov, comme à l'époque soviétique.
"L'éducation a maintenant deux fonctions: faire de la propagande et donner une formation militaire basique", juge l'expert, qui n'a pas souhaité révéler s'il s'était exilé comme nombre de ses collègues critiques du pouvoir.
En outre, les affiches à la gloire de l'armée et des "héros" ont fait leur apparition dans les rues du pays. Et depuis mars, discréditer les forces militaires est passible de jusqu'à 15 ans de prison.
A la télévision, les émissions et documentaires sur le conflit en Ukraine sont omniprésents, martelant le message d'une nation devant se mobiliser coûte que coûte.
- "Culte de la mort" -
"La vie est grandement surestimée", déclarait par exemple en janvier Vladimir Soloviev, l'une des principales voix de la machine médiatique russe. "Pourquoi avoir peur de l'inévitable ?"
L'Eglise orthodoxe est aussi mise à contribution, le patriarche Kirill assurant que mourir au front lavait "tous les péchés".
"Il y a une glorification de la guerre, des éléments d'un culte de la mort", juge Grigori Ioudine, le sociologue.
Andreï Kolesnikov, politologue au centre Carnegie, estime que les dirigeants russes cherchent à former une société qui fasse bloc avec le régime.
"Les futures générations doivent appliquer docilement la volonté de l'Etat", note-t-il.
Beaucoup de Russes adhèrent d'ailleurs, comme Nikolaï Karpoutkine, visiteur d'un parc d'attraction militaire proche de Saint-Pétersboug, où des familles viennent faire des virées en blindés et où des enfants apprennent à tirer et à mener une offensive d'infanterie, armes à la main.
"Nous ne combattons pas dans une guerre contre l'Ukraine, mais une guerre contre l'Occident, une guerre contre les valeurs occidentales qu'on cherche à nous imposer", juge ce père de famille de 39 ans.
"Nous devons défendre les valeurs traditionnelles et la souveraineté de notre patrie".