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Quand Muhammad Nadeem a quitté son domicile de l'est du Pakistan, il a demandé à sa mère de prier pour que son long voyage vers l'Europe se déroule sans heurt, puis s'est esquivé avant qu'elle ait eu le temps d'objecter quoi que ce soit.
Originaire comme Muhammad de Gujrat, dans la province du Pendjab, Ali Hasnain s'est préparé au même périple en montrant à ses proches les vêtements qu'il prenait avec lui, vers une vie qu'il espérait meilleure.
Mais ces deux hommes, qui ne se connaissaient pas, sont morts sur la même route clandestine en février. Partis en bateau de Libye, ils ont péri en mer Méditerranée, selon leurs familles, victimes de la traversée maritime migratoire la plus meurtrière au monde.
"C'était comme si le ciel s'était écroulé quand nous avons appris la nouvelle", déclare Kausar Bibi, 54 ans, la mère de Muhammad, pendant que la veuve du défunt se lamente dans une pièce attenante.
"La douleur est insupportable", confie-t-elle à l'AFP dans la maison familiale.
Le voyage vers l'Europe est long et périlleux. Mais avec les difficultés économiques du Pakistan - des prix qui s'envolent et des usines qui ferment - les candidats au départ sont nombreux.
Muhammad Nadeem, 40 ans, gagnait seulement entre 500 et 1.000 roupies (1,70 à 3,40 euros) par jour dans un magasin d'ameublement, pour faire vivre son épouse et leurs trois garçons, quand il est parti il y a quelques semaines pour l'Italie, via Dubaï, l'Egypte et la Libye.
"J'étais content qu'il parte pour ses enfants, que cela éclaircisse leur avenir", confie Muhammad Usman, son frère âgé de 20 ans.
Dans un message à un ami auquel il expliquait comment il entendait le rembourser pour le prêt de 2,2 millions de roupies (7.400 euros) qui lui avait permis de financer son voyage, Muhammad Nadeem disait être sur un bateau: "La mer est calme et il n'y a pas de problème".
Deux semaines plus tard, le ministère pakistanais des Affaires étrangères confirmait son décès.
La famille d'Ali Hasnain, 22 ans, a appris sa mort par une image sur les réseaux sociaux, avant qu'elle ne soit annoncée officiellement.
- "Personne ne nous a forcés" -
"Nous pensions aussi que l'envoyer (là-bas) était la bonne chose à faire", raconte Muhammad Inayat, son grand-père de 72 ans, après avoir séché ses pleurs. "Il devient difficile de survivre ici."
Gujrat est depuis longtemps une terre d'envol pour les personnes migrantes.
Dans les années 1960, une société britannique a construit un gigantesque barrage hydroélectrique dans la région, entraînant le déplacement forcé de plus de 100.000 personnes, dont beaucoup ont ensuite été invitées à s'installer au Royaume-Uni, alors en manque de main d'oeuvre.
Elles ont partagé leur richesse avec les familles restées au pays, qui ont ainsi pu s'extirper de la pauvreté. Les membres de la diaspora pakistanaise ont ensuite aidé leurs parents à immigrer légalement vers l'Europe, où ils ont établi des communautés.
Mais après les attentats du 11-Septembre, les contrôles migratoires ont été renforcés et les trafiquants d'êtres humains ont profité de l'aubaine.
Aujourd'hui, Gujrat et sa banlieue sont un lieu prisé des "agents (de voyage)", un euphémisme désignant les passeurs.
Les derniers échanges de Muhammad et Ali avec leurs familles suggèrent qu'ils pourraient ne pas avoir été sur le même bateau. Mais ils sont vus ensemble dans une vidéo apparemment filmée par des agents, assis sur des couvertures dans une pièce avec une dizaine d'autres hommes.
"On vous envoie sur un petit bateau. Partez-vous de votre propre volonté, sans que personne ne vous ait forcé?", demande quelqu'un. "Personne ne nous a forcés", répondent à l'unisson d'une voix étouffée les hommes. "Si Dieu le veut, nous atteindrons l'Italie", ajoutent-ils.
Pour Usman, le frère de Muhammad Nadeem, les passeurs ont "tiré avantage" de la situation, le Pakistan n'offrant à ses yeux que de trop rares opportunités aux jeunes.
Les agents de Gujrat voient les choses différemment. L'un d'entre eux estime auprès de l'AFP avoir un "impact positif".
- "Train de vie princier" -
"Avez-vous d'autres alternatives qui puissent améliorer la vie des locaux aussi rapidement?", demande-t-il. "Ils viennent vers nous avec des rêves, et nous faisons de notre mieux pour qu'ils puissent les réaliser, mais il y a des risques associés."
Près de 90% des Pakistanais récemment arrivés en Italie y sont entrés illégalement, selon une étude datant de 2022 du Mixed Migration Centre, un centre européen de recherche.
Un responsable de l'Agence fédérale d'investigation du Pakistan estime que 40.000 tentatives d'entrée illégale en Europe sont effectuées chaque année par des Pakistanais.
"Personne ne souhaite quitter son pays, mais la pauvreté, l'anarchie et la faim forcent les gens à migrer", remarque Farooq Afgan, un homme politique de Gujrat.
Ceux qui vivent à l'étranger peuvent donner "un train de vie princier" à leur famille restée au pays, selon lui, ce qui continue à inciter les gens à tenter leur chance.
Près de Gujrat, le village de Bhakrevali offre au regard ses jolies demeures aux teintes blanche et pastel, étagées au milieu des champs de blé.
"Vous ne trouverez pas une seule maison où ils n'aient pas essayé d'envoyer l'un de leurs jeunes en Europe", relève un habitant.
Malik Haq Nawaz, un ancien agriculteur, a fait construire sa propre villa, avec un 4x4 garé à l'extérieur et des meubles incrustés de filigranes dorés, après avoir envoyé trois de ses fils à Barcelone, où ils travaillent aujourd'hui légalement.
En vivant chichement, ils parviennent chaque mois à économiser ensemble jusqu'à 1,2 million de roupies (4.040 euros) qu'ils envoient à leur père.
Mais son voisin Faizan Saleem, 20 ans, a lui perdu des centaines de dollars lors d'une tentative avortée de se rendre en Espagne.
Il dit avoir été "triste" quand il a récemment entendu dire que des Pakistanais étaient morts en Méditerranée. "Leur misère les a contraints à suivre cette voie".