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Signé Giltay: Ukraine-Russie, une guerre de religion

Cette année, pour la première fois de son histoire, l’Ukraine a fêté Noël le 25 décembre 2023, comme les catholiques et non pas le 7 janvier 2024, selon le calendrier Julien toujours en vigueur dans l’Église orthodoxe russe. Ce changement, décidé lors d’un synode de l'Église orthodoxe Ukrainienne le 24 mai 2023, est plus qu’anecdotique, il symbolise la dernière étape du schisme entre le patriarcat de Moscou et celui de Kiev. Il entérine également la volonté de l’Ukraine de s’ancrer à l’Ouest. Car la guerre qui oppose la Russie à l’Ukraine est certes une guerre historique, politique, territoriale et linguistique, mais aussi religieuse.

Quand on essaye d’expliquer les origines de la guerre en Ukraine, on évoque principalement le nationalisme russe et la volonté, pour Vladimir Poutine, de réintégrer à son empire les républiques russophones de l’Est ukrainien et des villes symboliques comme Odessa, fondée par la grande Catherine au XVIIIe siècle. En appliquant cette grille de lecture, on privilégie l’aspect linguistique du conflit qui séparerait les Russophones à l'Est des Ukrainophones à l'ouest. Mais l'Ukraine ce n'est pas la Belgique, il n'y a pas de frontière linguistique claire entre ces deux langues très proches, d'autant que les Ukrainiens sont pour la plupart bilingues. La vraie fracture serait plutôt de nature religieuse entre les orthodoxes ukrainiens qui se réclament historiquement du patriarcat de Moscou et ceux qui se sont rattachés à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) en 2019.

L'Empire russe fut à bien des égards l'héritier de l'Empire Romain d'Orient, dit " Empire byzantin", après la chute de Constantinople en 1453. D'ailleurs l'emblème actuel de la Russie n'est-il pas redevenu, depuis la chute du communisme, l'aigle à deux têtes que portaient les derniers empereurs paléologues sur leurs étendards ? Très vite les Russes ont considéré cet héritage politique comme un héritage religieux, faisant progressivement de Moscou la capitale réelle de l'orthodoxie au détriment de Constantinople, affaiblie par la conquête ottomane.

Des Eglises autocéphales

Certes aujourd'hui encore Bartholomée le patriarche "œcuménique" de Constantinople exerce une sorte de primauté d'honneur sur l'ensemble de l'Eglise orthodoxe, mais son rôle n'est en rien comparable à celui du Pape chez les catholiques. Les Eglises orthodoxes sont dites autocéphales c'est-à- dire qu'elles se dirigent elles-mêmes aussi bien sur le plan juridique que spirituel.

Elles sont aujourd'hui au nombre de 16 principalement au Proche Orient ou en Europe de l'Est, par exemple l'église orthodoxe d'Alexandrie et d'Antioche, l'Eglise orthodoxe serbe, l'église orthodoxe Roumaine, l'église orthodoxe bulgare, l'Eglise orthodoxe grecque et celle de Constantinople etc... dont les deux plus récentes créées au XXIe siècle sont l'église orthodoxe américaine et l'église orthodoxe ukrainienne. Et c'est là que le bât blesse.

L'orthodoxie commence à Kiev

Dans le monde slave, la principauté de Kiev (appelée Rous de Kiev) et que les Russes considèrent comme le berceau de leur patrie, a été évangélisée dès 988, avec le baptême du prince Saint Vladimir. C'est la mère de l'orthodoxie à l'est de l'Europe (et même du christianisme tout court puisque le schisme entre orthodoxes et catholiques date de 1054). La cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, construite à partir de 1037, avait ni plus ni moins l'ambition de rivaliser avec celle de Constantinople, en taille, en beauté avec ses mosaïques et en influence. Mais l'histoire a fait son chemin et peu à peu la Rous de Kiev entre guerre et occupation tatare en 1240 a laissé la place à l'Empire Russe. Moscou a supplanté Kiev comme nouvelle Constantinople, et la Russie régnait dès le XVème siècle sur le territoire ukrainien.

Côté religieux, l'église de Moscou, devenue autocéphale en 1448, a peu à peu étendu son influence sur l'ensemble du monde slave, obtenant en 1686 le droit de reconnaître, donc de confirmer, l'élection du métropolite de Kiev, à condition que celui-ci continue à reconnaître le patriarche de Constantinople comme "primus inter patres", une allégeance tout à fait symbolique. Au XXe siècle, l'Eglise ukrainienne est passée totalement sous le contrôle de Moscou et cette situation a perduré jusqu'en 2019.

L'émancipation des fidèles ukrainiens.

Cependant dès 1991, lors de l'indépendance de l'Ukraine, à la fin de l’Union soviétique, deux branches de l'Eglise ukrainienne avaient demandé à Constantinople de devenir autocéphales, ce que le patriarche Bartholomée, peu soucieux de se brouiller avec Moscou avait toujours refusé. Sauf que peu à peu les relations se sont dégradées, surtout après l'élection en 2009 du patriarchie Kyrill (Cyrille), 77 ans, "patriarche de toutes les Russies", un vrai titre de Tsar. Après la conquête de la Crimée par la Russie en 2014, Bartholomée a décidé de reconnaître les deux églises orthodoxes ukrainiennes comme une seule église autocéphale basée à Kiev, provoquant, comme l'a écrit historien Arjakovsky du Collège des Bernardins à Paris, "un schisme d'ampleur mondiale dans l'orthodoxie entre l'Eglise la plus légitime Constantinople et l'Eglise la plus puissante Moscou." L'Eglise ukrainienne est désormais dirigée par un jeune patriarche de 44 ans, Epiphane, considéré comme un démocrate pro-européen.

Or la patriarche Kyrill est un fervent fidèle de Vladimir Poutine. Le 27 février 2022 dans son homélie prononcée pendant la messe célébrant le centenaire du début des persécutions bolchéviques contre l'Eglise, il qualifiait de "forces du mal"..." ceux qui ont toujours combattu l'unité de la Russie, et celle de l'Eglise Russe", comprenez les indépendantistes ukrainiens. " Que le Seigneur protège de la guerre fratricide les peuples qui font partie d'un espace unique , celui de l'Eglise orthodoxe russe."

Propos à rapprocher de ceux de Vladimir Poutine qui considère que l'Ukraine "est un partie indivisible de l'histoire et de la culture russe".

Un pays trois Églises majeures.

Résultat des courses, actuellement il existe trois grandes Eglises en Ukraine : l'Eglise autocéphale ukrainienne qui rassemble 61,5% des fidèles orthodoxes dont le culte se déroule en ukrainien; l'Eglise orthodoxe russe fidèle à Moscou 20,5 % des fidèles, surtout dans les régions de l'Est en partie sous occupation russe, dont le culte est prononcé en slavon, l'équivalent de notre latin pour les slaves. Et pour tout arranger, on trouve également à l'extrême Ouest du pays une église ukrainienne gréco-catholique, de rite orthodoxe mais qui dépend de Rome et donc du Pape. Elle représente environ 10 % de la population ukrainienne, héritage de l'époque où la Pologne contrôlait une partie de l'Ukraine. Lors de son pontificat Jean Paul II l’a abondamment soutenue, à la grande colère de Moscou.

Ces différentes appartenances religieuses sont parties intégrantes du conflit, et à terme du destin de l'Ukraine. L'Eglise autocéphale porte les aspirations d'indépendance du peuple Ukrainien, l'Eglise gréco- catholique l'ambition d'entrer un jour dans l'Union européenne, et l'Eglise pro-russe celle du retour de l'Ukraine à la grande Russie. Conséquence le 19 Octobre dernier le parlement ukrainien a voté son interdiction et ses églises sont désormais considérées comme autant de bastions pro-russes.

A n'en pas douter, après la chute de Constantinople en 1453, les Ukrainiens et les Russes ont hérité de la religion des empereurs romains d'Orient, mais aussi de leurs querelles...byzantines.

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