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Depuis son champ d'aubergines, Massoud Habib scrute, sourcils froncés face au soleil d'automne, la barrière hautement sécurisée qui sépare Gaza d'Israël; de là étaient charriés les herbicides qui, pendant quatre ans, ont brûlé ses cultures. Des épandages qui peuvent reprendre à tout moment.
Israël justifie des opérations de ce genre au nom de sa sécurité. Les autorités affirment désherber pour créer une zone tampon entre l'enclave palestinienne, tenue par le mouvement islamiste Hamas, et l'Etat hébreu, et laisser un terrain vierge de toute végétation pour empêcher des attaques anti-israéliennes à la frontière. Mais, pour certains agriculteurs palestiniens, les conséquences étaient désastreuses.
"Ils pulvérisaient tôt le matin. Pourquoi? Parce que le vent est alors en leur faveur, il emporte tout de notre côté", raconte Massoud à la chemise bleue mouchetée de boue. L'air se remplissait alors "d'une odeur d'égout, qui vous prenait à la gorge, vous coupait le souffle".
"La terre était ensuite rouge, comme ça", ajoute l'un de ses collègues, Moutia Habib, désignant le sol couleur brique entre les plants d'aubergine. "Après deux-trois jours, tout ce qui était vert avait disparu. On devait alors tout recommencer, planter à nouveau, sans l'aide de personne".
De 2014 à 2018, les autorités israéliennes ont pulvérisé des herbicides près de 30 fois le long de la barrière séparant la bande de Gaza d'Israël, selon l'ONG israélienne de défense des droits humains Gisha.
Tous les agriculteurs racontent le même déroulé: en décembre et en avril, des pneus étaient brûlés pour s'assurer que le vent allait bien en direction de Gaza. Puis de petits avions civils commençaient à tournoyer, lâchant les herbicides.
Dès 2015, plusieurs ONG ont lancé une bataille judiciaire pour faire cesser ces épandages.
Le ministère de la Défense israélien a reconnu auprès de l'AFP procéder à ces épandages pour des "buts opérationnels -notamment faire disparaître toute couverture potentielle pour des éléments terroristes".
Les pesticides sont pulvérisés "uniquement au-dessus du territoire de l'Etat d'Israël", selon des procédés "en accord avec la législation", selon les autorités.
- Glyphosate -
Mais une enquête de Forensic architecture, un groupe de recherche basé à Londres, sur l'un des épandages a montré que des "terrains agricoles à plus de 300 mètres de la frontière orientale de Gaza" avaient "été endommagés, avec des concentrations en herbicides supérieures aux recommandations".
Parmi ces pesticides: du glyphosate, de l'oxyfluorfène et du Diuron.
Ce printemps, les épandages ont cessé, selon les agriculteurs. Sans confirmation officielle. "L'épandage est conduit de temps à autre, selon les besoins opérationnels", précise le ministère de la Défense israélien, sans plus de détails.
Massoud, lui, a vu ses champs reverdir. "Dieu merci, c'est beaucoup mieux, regardez!", s'exclame-t-il, caressant du bout de ses doigts rugueux une aubergine déjà violet foncé.
Il n'ose calculer les pertes depuis 2014. Cultiver un champ de 20 dunams (deux hectares) lui coûte 10.000 shekels (2.580 euros) par année en différents frais, assure-t-il. Et aucun agriculteur n'a reçu de compensations, que ce soit d'Israël ou du ministère de l'Agriculture à Gaza.
Les organisations continuent à faire pression sur Israël afin qu'il renonce définitivement à ces épandages. "Il n'y a aucune justification ou base légale pour continuer cette pratique", affirme Shay Grunberg, de l'ONG Gisha.
Pour Samir Zarqout, de l'organisation palestinienne de défense des droits humains Al Mezan, cette politique remonte à 2005, date de l'évacuation par Israël de la bande de Gaza après 38 ans d'occupation.
"Ils ont alors commencé à rentrer avec des bulldozers pour défricher ou utiliser des avions pour des épandages", dit-il. Le but? Créer une zone tampon pour surveiller Gaza, affirme-t-il.
- Autres dangers -
Les épandages stoppés, tous les dangers n'ont pas pour autant disparu pour les agriculteurs: ceux qui s'approchent trop de la barrière risquent d'être la cible de tirs de soldats israéliens, avance Riad al-Nasser.
"Le 9 juin 2017, j'ai été blessé à la main, je ne peux plus la fermer", dit cet agriculteur en montrant une profonde cicatrice au poignet et en resserrant péniblement ses doigts.
"Et j'ai été blessé au pied le 14 mai 2018, les médecins m'ont coupé deux orteils", soupire-t-il en enlevant sa chaussette, découvrant une peau lisse à la place des deux doigts de pied.
Riad connaissait pourtant la règle: ne pas s'aventurer à moins de 100m de la barrière. Mais certains parlent de 300m. Les distances fluctuent, sans que rien ne soit clairement énoncé, disent les agriculteurs. Tous craignent de ne pas être à l'abri.
Casquette blanche sur la tête, Riad regarde ses ouvriers récolter délicatement des poivrons. Il peut les aider, mais certaines tâches lui sont désormais impossibles. "J'ai peur (...) quand je viens travailler". Pourtant, "je suis juste sur mes terres".