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"Je ne voulais pas que s'éteignent trois siècles de tradition": à 28 ans, Blaise Gallois reprend la suite de son père, un des tout derniers distillateurs ambulants de Bourgogne, dans l'espoir d'entretenir la flamme sous les vieux alambics chauffés à l'ancienne.
Sur la berge boueuse d'un cours d'eau, un vieux bus au jaune cru maculé de rouille crache d'épaisses fumées noires.
Au sol, des tôles hasardeuses recouvrent des trous béants, entre des alambics ventrus qui laissent régulièrement échapper d'inquiétants geysers de fumerolles.
"Faut boucher les trous à chaque utilisation", reconnaît Blaise, en colmatant les fuites avec des cendres mélangées à de la boue. "Si, si, ça marche", assure-t-il.
"Ils ont 300 ans ces alambics", rappelle son père, Patrick Gallois, 65 ans. "Je les ai repris à Ulysse, un vieux du village qui avait les certificats d'enregistrement datant d'avant la Révolution française".
"Ulysse avait coupé la tête d'un bus pour mettre une attache et pouvoir le traîner avec un tracteur. Il avait installé les alambics et allait de village en village", raconte Patrick.
Dans ce "bateau ivre de Rimbaud", comme il aime l'appeler, Patrick a débarqué "il y a 25 ans". "J'étais berger saisonnier et il fallait trouver un boulot pour l'hiver".
Aujourd'hui, le bus décapité ne bouge plus guère. "La dernière fois qu'on l'a remorqué, je voyais l'alambic du fond glisser dangereusement contre la paroi arrière", dit Blaise dans un éclat de rire.
La distillerie à mobilité réduite reste donc la plupart du temps posée dans le petit village de Vic-sous-Thil (Côte d'Or), aux confins de la Bourgogne.
- "Il y a encore un marché" -
"Quand je suis arrivé ici, je savais rien faire, sauf allumer un feu", dit-il en attisant les braises rougeoyantes qui lèchent les cuves débordant de pommes, coings ou autres prunes.
Cheveux gris en broussailles, mains noircies par la cendre, Patrick s'assied sur une planche de bois défoncée faisant office de banc, avant de "s'en rouler une", comme si le bus n'était pas assez enfumé.
"On est peinard. On n'a personne à qui obéir", dit cet ancien bourlingueur qui a papillonné de petits métiers en grands pays: Canada, Brésil, Afrique du Nord... "C'est la liberté", dit-il sur le son d'un vieux radio-cassette qui distille du Jean-Roger Caussimon, chansonnier du Montmartre d'après-guerre.
"Ah oui, c'est vrai qu'on ne gagne pas sa vie toutes les années", lâche-t-il comme si c'était un détail. La distillation n'occupant que "trois-quatre mois", Patrick comble l'année en restaurant des murs de pierres sèches.
Le sexagénaire est aujourd'hui un des très rares distillateurs ambulants, alors qu'il y en avait "encore 3-4 ici quand j'ai commencé en 1999". "C'est dommage".
"Il y a maintenant autour de 600 à 700 bouilleurs ambulants en France. Leur nombre a été divisé par deux en dix ans", calcule Christian Paris, président du Syndicat national des bouilleurs ambulants et presseurs à façon.
Mais Patrick "y croit encore". "Il y a une relève. Des gens viennent à la campagne et des fruits, y'en aura toujours", dit-il.
"Oui, il y a encore un marché", renchérit son fils Blaise.
Barbe hirsute, regard mutin et boucle d'oreille, Blaise a lui aussi bourlingué: serveur de bars, éclusier, cultivateur de gazon en Australie...
Mais il n'a jamais oublié ses souvenirs de gamin: "j'avais 5-6 ans quand mon père a démarré. Je me souviens de la vapeur énorme".
Il n'a donc pas pu dire non quand son père lui a proposé de prendre la suite, en décembre. "Ca s'imposait. Je ne voulais pas que s'éteignent trois siècles de tradition", dit-il.