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L'un a hurlé au risque de chaos, l'autre promettait le retour du printemps.
La Turquie a décidé dimanche de renvoyer dos à dos pour un second tour Recep Tayyip Erdogan, le tribun au pouvoir depuis vingt ans, et son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, à la tête d'une large coalition.
Faute d'avoir pu rallier 50% des suffrages sur leur nom, ils se retrouveront de nouveau face à face le 28 mai.
Pouvoir d'un seul homme ou direction collégiale, autocratie ou retour promis de l'Etat de droit: deux avenirs possibles, deux choix de société s'ouvrent à ce pays de 85 millions d'habitants, qui reste clivé comme jamais.
Entre Erdogan, 69 ans, qui joue son maintien au pouvoir, et Kiliçdaroglu, 74 ans, ce n'est pas une affaire de génération mais de style et de convictions.
Au soir du premier tour, le chef de l'Etat, issu d'une famille humble installée dans un quartier populaire d'Istanbul sur la Corne d'or, musulman dévot, chantre des valeurs familiales, demeure le champion de la majorité conservatrice longtemps dédaignée par une élite urbaine et laïque.
Mais au prix, cette fois, d'alliances avec de petites formations nationalistes et islamistes.
- "Notre chef" -
"Erdogan est notre chef et nous sommes ses soldats!", clamait samedi une fervente supportrice, Sennur Henek, 48 ans, attendant le "Reis" pour son dernier meeting de campagne dans le quartier populaire de Kasimpasa où il a grandi.
Ancien maire d'Istanbul (1994-1998), Erdogan s'est hissé au pouvoir en 2003 après la victoire l'année précédente aux élections du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) qu'il a fondé.
Kemal Kiliçdaroglu, né dans un milieu modeste à Dersim (aujourd'hui Tunceli) en Anatolie orientale, économiste de formation et ancien haut fonctionnaire, a dirigé la puissante Sécurité sociale turque.
Il est depuis 2010 le chef du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) fondé par le père de la nation turque, Mustafa Kemal Atatürk, qui a longtemps promu une laïcité dure.
Preuve de leurs convictions respectives, Erdogan a terminé sa campagne devant l'ex-basilique Sainte-Sophie d'Istanbul, convertie en mosquée en 2020, quand son opposant se recueillait à Ankara devant le mausolée d'Atatürk.
Kiliçdaroglu appartient à la communauté alévie, une branche hétérodoxe de l'islam considérée comme hérétique par les sunnites rigoristes, ce qui a été longtemps vu comme un obstacle possible à son élection.
Mais le candidat de l'opposition a su contourner cet écueil, dans une courte vidéo où il a abordé frontalement la question, vue plus de 100 millions de fois sur Twitter.
- "Ramener la démocratie" -
L'infatigable bretteur Erdogan est apparu les traits tirés dimanche après quelques semaines de campagne seulement qui l'ont vu s'emparer des foules, hausser le ton, manier l'invective, l'insulte, traiter son adversaire de "terroriste", de promoteurs des LGBT+, dénoncer un complot de l'Occident. Et ce plus d'une heure en scène jusqu'à trois fois par jour.
Il a défendu son bilan, le développement du pays et des infrastructures au cours de ses deux décennies de pouvoir - mais glissé sur la crise économique qui engloutit son pays avec une inflation toujours supérieure à 40% et une monnaie dévaluée de moitié en deux ans.
Kiliçdaroglu a privilégié la collégialité de ses meetings, parlant peu et fréquemment accompagné sur scène des très populaires maires CHP d'Istanbul Ekrem Imamoglu et d'Ankara, Mansur Yavas, et des dirigeants des partis alliés.
Privé d'accès à la plupart des chaînes de télévision turque, qui ont retransmis chaque prestation du président en direct, il a misé sur les réseaux sociaux et développé sa vision de l'avenir dans de courtes vidéos faites maison, tournées notamment dans sa cuisine et qui ont fait un carton sur Twitter.
"Kemal", comme il s'annonce sur ses affiches, voulait se poser en "Monsieur Propre", dénonçant depuis des années la corruption et le népotisme qui gangrènent selon lui les sommets de l'Etat.
"Êtes-vous prêts pour ramener la démocratie dans ce pays ? A ramener la paix ?", a-t-il demandé lors de son dernier meeting à Ankara.
Mais ni l'un ni l'autre n'ont réussi à convaincre la moitié des 64 millions d'électeurs inscrits devant lesquels ils reviendront s'expliquer.