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Avec sa première paie de footballeur, Jean-Charles Castelletto s'était offert une ceinture de marque. Dix ans plus tard, l'international camerounais a des revenus multipliés par 30 et s'en remet à un conseiller spécialisé dans la gestion si particulière du patrimoine des sportifs.
Le défenseur du FC Nantes, 28 ans, l'assure: il n'est "pas du genre à faire des folies". C'est ouvertement, et discrètement, qu'il parle de son argent.
"La vie dans le foot, c'est très dur. Et quand tu es tout seul, c'est compliqué. Ça fait trois ans que je suis avec un conseiller en gestion de patrimoine. J'attendais de lui un travail carré et tout s'est mis en place petit à petit", explique à l'AFP, souriant, ce père de trois enfants, installé au côté de sa femme Sabrina.
Revenus variables, carrières courtes, parcours parfois chaotiques et pouvant s'interrompre brutalement, entourages pas toujours bien intentionnés... La vie financière d'un sportif de haut niveau n'est pas un long fleuve tranquille. D'où l'utilité de se faire aider.
Castelletto est l'un des quelque 120 clients de la société Elite Patrimoine, aux revenus supérieurs à 300.000 euros par an et dont certains dépassent les 15 millions annuels.
"On n'est pas des magiciens. Notre métier est de constituer ce patrimoine, financier et immobilier, pour que le sportif professionnel entame sa deuxième vie professionnelle confortablement", explique Frédéric Schatzle, à la tête d'Elite Patrimoine (13 employés), créée il y a 15 ans.
"On est obligé d’optimiser dans des temps courts avec les sportifs à qui on dit: +Tu te fais plaisir mais tu épargnes. Lorsque tu gagnes 100, au lieu de me donner 10, tu me donnes 80 et tu vis avec 20+", ajoute-t-il.
Dans les locaux de la société, à Toulouse, des chaussures XXL témoignent de clients renommés dans le basket-ball, évoluant dans la lucrative NBA, le championnat nord-américain: Rudy Gobert (et ses 38 millions de dollars annuels) ou encore Evan Fournier (19 millions de dollars).
- "Pompes à argent" -
Ils s'occupent également d'une basketteuse, l'une des rares femmes sur ce marché du patrimoine sportif en France: Céline Dumerc (262 sélections, record absolu).
"Quand on commence en basket féminin, on sait que ça ne brasse pas beaucoup d'argent. Et puis j'ai signé en Russie à Ekaterinbourg (en 2009, NDLR) pour beaucoup d'argent. En deux ans, j'ai gagné plus que mes deux parents réunis sur toute leur vie!", explique l'ex meneuse âgée de 41 ans, qui évoluait encore à Basket Landes la saison dernière.
Le marché se situe aussi dans le handball, un peu le rugby, le tennis, la F1 et le esport -en plein expansion avec des prize-money et des revenus atteignant les trois millions de dollars annuels, selon le conseiller Laurent Mesnil (Elite Patrimoine).
Mais le football concentre, de loin, toutes les attentions.
"Aujourd’hui, pour les plus gros revenus de sportifs français, on dépasse 30 millions annuels, sans compter Kylian Mbappé au PSG et Karim Benzema en Arabie Saoudite", détaille Frédéric Schatzle, qui estime à environ 5.000 le nombre de sportifs professionnels en France, tous sports confondus.
Selon l'Union nationale des footballeurs professionnels (UNFP), ils sont 1.361 dans le sport roi, d'après des chiffres de 2021 cités par L'Equipe.
D'après une enquête menée par le quotidien, sur la saison 2022/2023, le salaire moyen mensuel en Ligue 1 va lui de 20.000 à 1 million d'euros (pour le PSG).
Pour Jean-François Brocard, maître de conférences en Sciences économiques au Centre de droit et d'économie du sport (CDES), la gestion du patrimoine est un service de plus en plus demandé par les sportifs aux agents, qui en ont fait un argument de poids dans leur "secteur extrêmement concurrentiel".
Car cette gestion peut déboucher sur des "mauvaises expériences", voire des "arnaques". "C'est de plus en plus vrai dans le foot, notamment avec la paupérisation de la population des joueurs, souligne M. Brocard. Quand ils arrivent de milieux sociaux relativement pauvres, les familles voient des +pompes à argent+, ils ne veulent pas du tout lâcher d'argent à un conseiller compétent et donc ils essaient de s'occuper de tout et là, ça devient une catastrophe."
- "Mon père m'a dit..." -
L'un des premiers à avoir rendu public ses déboires financiers, à la télévision, est l'ailier emblématique des années 1980, Bruno Bellone, l'un des artisans de la victoire des Bleus à l'Euro-1984.
L'ex-Monégasque n'a rien oublié des semaines passées à vivre dans sa voiture après avoir tout perdu. Parmi ses vieux copains, un autre international des années 80, Jean Tigana, s'était démené pour lui venir en aide. "Aujourd'hui, je ne dois plus rien à personne, c'est une chose magnifique", glisse-t-il à l'AFP.
Son monde s'est effondré après une grave blessure qui l'a forcé à mettre fin à sa carrière en 1990, à 28 ans.
Un ami de son père gérait alors son argent. "Mon père m'a dit que c'était quelqu'un de bien", rapporte Bruno Bellone. "Un promoteur immobilier qui se servait de mon argent pour faire son business à lui. J'ai divorcé, perdu mon métier. Et ce type ne m'avait assuré qu'en dehors des terrains... On m'a tout pris. 12,5 millions de francs (1,9 million d'euros)".
Depuis, quelques autres ont parlé, tels Ludovic Giuly (dépouillé après des mauvais investissements dans des maisons de retraite) et Yohan Mollo (qui s'est dit escroqué par des agents ayant contracté des crédits en son nom). Et, plus récemment, il y a eu l'affaire Paul Pogba et la dénonciation d'un chantage financier de ses proches.
Dans le tennis, il y a eu les fraudes fiscales du père de la championne allemande Steffi Graf avec l'argent de sa fille ou les dettes de l'Espagnole Arantxa Sanchez, qu'elle attribue à sa famille.
Dans le milieu de la petite balle jaune, les gains peuvent paraître énormes -le vainqueur de Roland-Garros 2023 a touché 2,3 millions contre 880.000 il y a 15 ans- mais cela ne concerne qu'une petite partie des joueurs du circuit mondial.
"Ceux qui en vivent bien aujourd'hui, c’est le top 100 et après ceux qui gagnent de l'argent, c'est jusqu'à 200, 250 maximum. En France, ils sont une quinzaine", relève Morgan Menahem, ex-agent et ancien acteur du management d'une dizaine de joueurs, dont Jo-Wilfried Tsonga et Arnaud Clément.
"Le joueur de tennis est une entreprise à part entière, qui travaille dans le monde entier et dont il faut créer les fondations en début de carrière. Il y a plein de joueurs qui font des choses un peu à la légère", souligne-t-il.
Morgan Menahem rappelle que, contrairement aux sports collectifs, le joueur de tennis commence l'année à zéro, paie ses déplacements et sa structure (coach, kiné, etc.), ne sait pas quand, où et combien de temps il va jouer et encore moins où il en sera à la fin de l'année. Et d'alerter lui aussi sur "le gros problème de l'entourage".
- La mise en garde de Platini -
De Cassis, près de Marseille, où il a choisi de se poser pour sa retraite, Michel Platini veut aussi prévenir les jeunes générations.
"On est toujours bien entouré quand on s’appelle Mbappé, Zidane, Platini, tout le monde vous aime. Les gens vous flattent et c’est facile. C’est le grand message que je veux faire passer: +ne réalisez pas les fantasmes des gens qui vous entourent. Ils investissent avec votre argent et il est là, le danger+", lance l'ancienne star des Bleus, 68 ans, qui n'a pas souhaité parler de sa situation personnelle.
Pour échapper aux sirènes, à Bordeaux, au cabinet Battiston et Violeau, créé en 2010 et dirigé par l'ancien footballeur Philippe Violeau et par Romain Battiston, fils de l'ex-international Patrick Battiston, on croit en la pédagogie.
"Le sportif est un compétiteur et veut des objectifs. (...) On commence par le fiscal, l'assurance prévoyance en cas de blessure, l'assurance-vie, les investissements, l'immobilier", détaille Romain Battiston, qui gère 120 clients -dont 85% de sportifs- avec quatre collaborateurs.
"Il y a un vrai tabou par rapport à l’argent, surtout en France. Parmi tous les acteurs qui entourent le joueur, le gestionnaire de patrimoine est celui qui doit le plus briser la glace", souligne Cyriaque Rivieyran, jeune retraité des terrains et dernière recrue chez Battiston et Violeau.
"Mais c’est la seule personne dans l’entourage du joueur qui va perdurer après la carrière", relève-t-il.
Il estime que les meilleurs clients sont peut-être ceux qui gagnent 40.000 euros par mois, "parce qu'ils font attention. (Tandis qu')à 100.000 euros, on peut se dire: il ne peut rien m’arriver".
Dernier venu sur le marché, Arthur Bernard et sa société Athletico Venture s'intéressent à des montants élevés à investir dans les start-ups. Une pratique courante aux Etats-Unis, dans la lignée des LeBron James ou Serena Williams, mais encore timide en Europe.
"Tout n'est pas (...) à jeter dans les entourages des athlètes", assure Arthur Bernard, qui a notamment pour clients Antoine Griezmann (foot), Pierre Gasly (F1) et Gotaga (Esports). "Ca se professionnalise et ça va clairement dans le bon sens."