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Ils ont conquis l'immensité du pays, l'ont construit comme nation, ont porté son âge d'or: les trains de l'Argentine, pour beaucoup disparus, font un retour timide mais populaire, gare après gare, sans convaincre pour autant que cette nostalgie à un avenir viable.
Plein sud-est, vers un soleil d'aube aveuglant au loin sur le Rio de la Plata, la locomotive CNR CKD8 diesel-électrique délaisse peu à peu les champs et mord dans la banlieue de Buenos Aires. Dans les wagons, des passagers assoupis mais heureux que "les trains reviennent".
De San Pedro (à 170 km), ils rejoignent la capitale pour une affaire, un examen médical, un parent. Ils savent que s'ils n'iront pas vite (3 heures 20) ils voyagent pour pas cher (1.130 pesos/5,10 dollars) et que ce soir (23H00) ils seront de retour. Un voyage impossible pendant des années.
"Avant, il y avait des trains, mais que de temps en temps. Celui-ci circule tous les jours. Et me change la vie", sourit Noemi Peralta, 52 ans, venue à Buenos Aires acheter des habits en gros, qu'elle revendra sur les marchés à Rosario. "Avec le trajet en bus à 5.000 pesos, ma marge partait en fumée, ou je devais monter mes prix. Là, je suis ravie".
Justo Daract, Gobernador Castro, La Picada... le gouvernement péroniste (centre-gauche), après avoir repris des concessions au privé, restaure et rouvre des gares, parfois petites, relance des liaisons abandonnées depuis 20, 30 ans, voire plus.
- Trains, Argentine: nés ensemble -
"Nous avons reconnecté 66 localités avec nos trains de fret ou de passagers, et réactivé 17 liaisons ferroviaires", clamait le président Alberto Fernandez dans son discours de politique générale en mars.
Quand le gouvernement précédent du libéral Mauricio Macri (2015-19) en avait fermé 12, ajoute son ministre des Transports.
Le train tient une place à part dans l'histoire des Argentins: ils sont nés pratiquement ensemble. "A la différence de l'Europe, ici comme en Amérique du Nord, avant le train il n'y avait rien. Il a été un moyen pour l'Etat de développer, ou créer, un pays qui n'existait pas encore, ou si peu", rappelle Jorge Waddell, historien enseignant en politique publique et d'histoire ferroviaire.
Le musée ferroviaire de Buenos Aires, les majestueuses gares de Constitucion (1887), Retiro (1915), mêlant influences victorienne --les Anglais géraient alors l'essentiel des chemins de fer-- et Beaux-Arts, attestent de ce riche passé ferroviaire.
Riche passé tout court, quand l'Argentine terre d'immigration massive, "pays d'avenir", se projetait en "grenier du monde" (céréales, bétail), et vit se multiplier les chemins de fer privés concurrents. Jusqu'à compter un réseau absurde, aux voies parallèles distantes de parfois quelques kilomètres...
Des 45.000 km de voies après-guerre, n'en subsistent qu'environ 15.000 (27.000 en France, à titre de comparaison), dont 5.000 à peine consacrées au transport de passagers dans un pays cinq fois la taille de la France.
- Le train, un "rôle social" ? -
Nationalisation en 1948 sous Juan Domingo Peron, mais manque d'investissement que requérait le vaste réseau, démantèlement et désintérêt dans les années 1990 sous Carlos Menem...
Le train aussi est politique en Argentine, et chacun a son explication, son coupable sur la progressive "sortie du rail". En parallèle à l'implacable essor de l'avion et du camion au XXe siècle. Et à l'endettement pathologique du pays.
"Le train était un malade en phase terminale branché à un poumon artificiel et on a juste débranché la prise", analyse Jorge Waddell. Ce qui pose la question de ce que peut, pragmatiquement, être le chemin fer en 2023, "dans un pays en faillite, en manque de devises, mais où le prix d'un billet de train est assumé à 5% par le passager, à 95% subventionné par l'Etat...?"
Trenes Argentinos, l'entité publique qui a repris en 2014 la gestion d'une partie du réseau --subsistent des concessions privées, pour le fret en particulier-- assume les chiffres et l'illogisme. Son PDG, Martin Marinucci parle de "service pour les communautés", de "rôle social", de "droits des citoyens" au train.
Entre San Pedro et Buenos Aires, dans le train ciel et blanc de Trenes Argentinos, les passagers goûtent les wagons spacieux (achetés à la Chine en 2014) climatisés, le wagon-restaurant, l'eau chaude à volonté pour l'indispensable maté...
Comme Eduardo Llama, retraité "revenu" au train depuis 3-4 ans, beaucoup râlent contre des trajets "plus lents qu'il y a 50 ans" --vétusté du réseau, passages à niveaux obligent. Mais évoquent en souriant les souvenirs d'enfance, les périples en famille, "quand tout le monde prenait le train".
"Les pays +ratés+ comme l'Argentine ont souvent la nostalgie du passé, car c'est le seul point de référence positif. Or le train est essentiel dans notre passé", médite Mr Waddell.