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Une maman et son enfant, expulsés de leur logement en janvier à Bruxelles, malgré la trêve hivernale: est-ce légal?

Plusieurs juges de paix remettent en cause le moratoire hivernal qui empêche les expulsions à Bruxelles durant les mois d’hiver. Au moins trois jugements prononcés ces derniers mois autorisent une telle expulsion. Une maman célibataire en a fait les frais il y a une semaine. La Région bruxelloise et le Syndicat des locataires contestent ces décisions.  
 

Le 18 janvier, une femme et son enfant ont été expulsés de leur logement à Uccle, en région bruxelloise. Une expulsion en plein hiver, malgré le moratoire sur les expulsions prévu dans la capitale durant les mois les plus froids de l’année. 

Heureusement, la famille n’a pas dormi dehors. Elle a pu être relogée dans un centre, grâce à l’intervention du CPAS de la commune, nous apprend le syndicat des locataires qui dénonce cette affaire sur RTL info.

Son secrétaire général José Garcia regrette cette décision d’expulsion et son exécution : "On a été prévenu de ce cas, mais trop tard, sinon on aurait contesté en référé ». Selon lui, plusieurs jugements de la justice de paix bruxelloise "ne respectent pas l’ordonnance de juin 2023 instaurant une trêve hivernale". "On sait qu’il y a une opposition d’une partie des juges qui ne sont pas d’accord avec cette nouvelle réglementation, mais on ne s’attendait pas à ce qu’ils violent eux-mêmes la loi". Le syndicat des locataires entend bien contester ces décisions en justice.

Nous avons pu prendre connaissance de trois de ces jugements rendus par la justice de paix bruxelloise. 

Le raisonnement invoqué est à chaque fois assez similaire. Le juge cite l’article 159 de la Constitution qui dispose que "Les cours et tribunaux n'appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu'autant qu'ils seront conformes aux lois". Ainsi que l’article 11 de la Constitution qui stipule que "la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination".

En clair, les magistrats estiment que la législation bruxelloise ne respecte pas la Constitution et en particulier les dispositions assurant le droit à être traité de manière non-discriminatoire, qu’ils peuvent donc la contourner et autoriser une expulsion en plein hiver. Voilà pour leurs arguments. Mais qu’en est-il réellement ? Ces juges ont-ils le droit d’autoriser des expulsions en hiver ?

Un propriétaire peut-il encore expulser un locataire en hiver ?

Rappelons d’abord la règle qui est assez récente. Une ordonnance de la Région bruxelloise, entrée en vigueur le 31 août dernier, instaure un moratoire sur les expulsions en hiver. Concrètement, celles-ci sont interdites entre le 1er novembre et le 15 mars.  

Ce texte de loi prévoit quatre exceptions, des situations dans lesquelles l’expulsion pourra avoir lieu, peu importe la période :

  • Si le locataire a trouvé une autre solution de logement ou s’il l’a quitté.
  • Si le logement présente un risque pour la santé ou la sécurité des résidents.
  • Si le comportement du locataire entraîne une situation dangereuse qui rend l’habitation impossible.
  • Si le propriétaire doit occuper personnellement le bien en raison d’un cas de force majeure.

Précisons qu’en Wallonie, une "trêve hivernale" sur les expulsions est également d’application entre le 1er novembre et le 15 mars. Mais elle est uniquement réservée aux locataires de logements sociaux. La législation bruxelloise va donc plus loin dans l'interdiction d'expulsion.

Les juges peuvent-ils refuser d'appliquer l'ordonnance bruxelloise ?

Revenons-en à nos décisions de la justice de paix bruxelloise, aucun des trois jugements que nous avons en notre possession ne s’inscrit dans l’une de ces exceptions. Géry de Walque, le porte-parole des juges de paix de l’arrondissement de Bruxelles commente : "Une partie du raisonnement, c’est de dire qu’il y a une attitude discriminatoire entre la protection accordée au locataire et celle accordée au propriétaire. Ces décisions écartent l’application de la réglementation en considérant que celle-ci est contraire à la Constitution. C’est un beau débat juridique. Est-ce que ça fait partie du pouvoir du juge de sanctionner ou d’écarter l’application d’une législation bruxelloise ? Et si on considère que le juge peut exercer ce contrôle, est-ce que c’est fait de manière adéquate ?", s’interroge-t-il. 

La secrétaire d’Etat bruxelloise au Logement, Nawal Ben Hamou, a porté cette nouvelle législation. Elle est bien au courant de la jurisprudence de certains juges de paix qui écarte le moratoire hivernal. Son cabinet précise d’ailleurs que plusieurs recours ont été déposés : appel et tierce opposition (il s’agit d’un recours introduit par une personne qui n'a pas été convoquée au procès, et dont les droits ou intérêts sont lésés par le jugement). La Région est partie à la cause dans deux dossiers. "Le contrôle de constitutionnalité des juridictions prévu par l’article 159 de la Constitution ne peut être opérée que sur les arrêtés et règlements et non sur une disposition législative comme une ordonnance", avance le cabinet de la secrétaire d’Etat.

Deux argumentations différentes s’opposent, alors qui a raison ? Pour tenter de trancher cette question, nous avons interrogé un professeur de droit constitutionnel à l’Université Saint-Louis de Bruxelles. Hugues Dumont est catégorique : "Le raisonnement formulé par les juges est tout à fait incorrect". Il explique : "L’article 159 permet aux cours et tribunaux de refuser d’appliquer des arrêtés ou règlements. Mais ici, il s’agit d’une ordonnance, c’est-à-dire l’équivalent d’une loi pour la Région de Bruxelles-Capitale. Ce qui est effectivement permis à un juge, c’est de refuser l’application d’une ordonnance, mais uniquement pour des cas où il y a contrariété entre l’ordonnance et un article de la Constitution ou de la loi spéciale relative aux institutions bruxelloises, autres que les articles placés sous le contrôle de la seule Cour constitutionnelle. Or, dans ces décisions, ce qui est invoqué, c’est une contrariété entre l’ordonnance qui concerne les expulsions en période hivernale et l’article 11 de la Constitution et cet article est au cœur des articles placés sous le contrôle de la Cour constitutionnelle".

Un doute légitime

Pour le constitutionnaliste, ces décisions pourront donc facilement être réformées en appel, c'est-à-dire modifiées. Il poursuit : "Les juges peuvent avoir un doute sur la conformité à la Constitution de cette ordonnance. Ce doute est légitime, mais quand ils ont un doute, ils peuvent poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle, mais ils ne peuvent pas eux-mêmes refuser d’appliquer l’ordonnance pour ce motif". Une question préjudicielle est une question juridique qui survient durant un procès et auquel le juge ne peut répondre lui-même pour des raisons de compétences exclusives, celui-ci doit donc saisir la Cour compétente et attendre la réponse avant de pouvoir statuer sur le fond de l'affaire. 

Quand une question est ainsi posée par un juge, avant qu’il ne se prononce, cela rallonge évidemment la procédure judiciaire. Il faut théoriquement 6 mois, parfois plus pour que la Cour rende l’arrêt préjudiciel. Et le juge qui reçoit cet avis est tenu de s’y conformer dans son jugement.

Toujours d’après le constitutionnaliste, la question de fond soulevée par les juges qui rejettent le moratoire hivernal, c’est-à-dire la conformité ou non au principe de non-discrimination et au droit de la propriété peut, en revanche, être soumise à discussion : "Il y a une restriction très sévère au droit de propriété qui a été infligée par l’ordonnance bruxelloise puisque les propriétaires ne peuvent pas expulser un locataire en période hivernale, même pour défaut de loyer. Est-ce qu’il y a là une atteinte excessive au droit de propriété ? C’est ce que dit le Conseil d’Etat, la section de législation du Conseil d’Etat a rendu un avis sur le projet d’ordonnance (ndlr : avant son adoption définitive par le gouvernement bruxellois) et effectivement, l’avis qui est cité par les juges de paix est assez accablant, il y aurait des raisons de mettre en cause la conformité du Code bruxellois du Logement à la Constitution et à l’article 16 en particulier (ndlr : article qui protège le droit de propriété)". Mais "ce n’est pas le juge de paix qui est compétent pour effectuer ce contrôle", tranche le constitutionnaliste. 

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