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Au coin d'une rue d'Oruro, dans l'ouest de la Bolivie, des noctambules s'attablent sur un bout de trottoir pour savourer un plat censé atténuer "la gueule de bois" : une tête d'agneau rôtie, dont la cervelle, les joues et même les yeux se dégustent avec les doigts.
Doris Cuba "perpétue la tradition" de sa grand-mère en servant ce plat unique du vendredi au dimanche de 17H00 à 06H00 du matin. "Vous n'en trouverez nulle part ailleurs, et encore moins dans un restaurant chic", lance dans un sourire la femme de 48 ans.
Une fois lavées et assaisonnées de sel, les têtes d'agneau sont cuites lentement au four à bois "entre sept et huit heures", puis dégustées accompagnées d'un morceau de pain et de piment fort.
"Ma grand-mère les vendait enveloppées dans du papier journal, avec la peau, la laine et tout", se remémore Doris Cuba qui, elle, pèle à chaud le crâne rôti et l'ouvre en deux servi dans une assiette pour faciliter la dégustation.
A l'époque, les clients se chargeaient eux-mêmes de fendre le crâne "par terre ou contre un mur", raconte-t-elle.
Dans la nuit froide des hauts plateaux boliviens, à plus de 3.700 mètres d'altitude où la température oscille en plein été entre 6 et 19 degrés, une douzaine de personnes font la queue devant un récipient fumant rempli de têtes préalablement cuites.
La viande, rendue tendre par la cuisson lente, se détache facilement des os du crâne en la pinçant du bout des doigts. Un liquide noir jaillit de la pupille lorsque le globe oculaire est piqué avec une pointe de couteau. Croqué, sa texture est semblable à celle du ris de veau.
"C'est comme du beurre", dit Claudia Arispe, 40 ans, soeur de Doria, expliquant la consistance crémeuse de la cervelle tandis que la langue, surnommée "le dessert", est la partie la plus convoitée.
- "Il fallait que je goûte" -
"C'est très impressionnant mais il fallait que je goûte, je voulais connaître son goût et sa texture", dit Angel Pacheco, un étudiant de 25 ans qui déguste pour la première fois ce plat traditionnel que l'on retrouve dans la gastronomie sud-africaine sous le nom de "smiley", en raison du sourire qui semble se dessiner sur la tête de l'animal cuit, laissant apparaître ses dents.
"Il y a peu de viande mais c'est délicieux", s'en lèche les babines Ivan Niño de Guzman, un employé dans les télécommunications de 46 ans, adorateur de ce "plat traditionnel" qui souligne l'importance de manger rapidement avant que la viande ne refroidisse.
Le ballet des clients est ininterrompu et les soeurs sont ravitaillées au cours de la nuit en têtes fumantes qui sortent du four à bois.
Les nuits de fête, comme lors du carnaval d'Oruro, Doris Cuba dit vendre jusqu'à 200 têtes rôties. Vendues sept euros pièce, elles font vivre deux familles entre les achats, le nettoyage, la cuisson, le transport et la vente.
Les deux soeurs refusent de révéler la manière dont les têtes sont cuites, un secret de préparation qu'elles tiennent de leur grand-mère. "Il faut que ça soit tendre, il faut un petit agneau", dit seulement Doris Cuba, dont les filles travaillent aussi à l'entreprise familiale.
"Elles vont vendre quand je ne peux pas (...) pour que la tradition ne se perde pas", dit-elle.
La nouvelle génération se charge aussi de la promotion du restaurant "Rostro Asado Doña Chavelita" (tête rôtie doña Chavelita, nom donné en hommage à leur arrière grand-mère), qui a sa page Facebook et son compte sur TikTok.