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De leur exil loin au-dessus du cercle polaire arctique, des journalistes russes s'emploient à fendre la chape de plomb qui s'est abattue sur les médias dans leur Russie natale.
Au Barents Observer, journal en ligne devenu en 20 ans une référence pour l'actualité du Grand Nord, les deux Norvégiens sont maintenant en infériorité numérique.
Située dans la ville de Kirkenes près de la frontière russo-norvégienne, la rédaction a ouvert les portes à des Russes ayant fui leur pays où la répression s'est aggravée depuis l'invasion de l'Ukraine.
Tee-shirt Mickey Mouse et tatouage Michael Jackson sur le bras, Denis Zagore a quitté Mourmansk, grande ville russe à 220 kilomètres de là, en septembre.
"Quand la guerre a commencé, dans mes podcasts (...), je parlais du +dictateur Poutine+ et je parlais de +guerre+, pas d'une +opération militaire spéciale+", explique le journaliste de 47 ans.
"J'ai commencé à comprendre que ce serait dangereux de continuer à faire ça à Mourmansk", poursuit-il dans un anglais hésitant. "Si (on veut) appeler la guerre la guerre et Poutine un dictateur, on est davantage en sécurité ici".
Le Barents Observer compte désormais trois reporters et une stagiaire russes, et publie aujourd'hui plus d'articles en russe qu'en anglais.
"On était déjà bloqué en Russie et on eu d'immenses problèmes avec la censure russe. On s'est dit: OK, ils veulent faire plus de misères aux journalistes, alors nous aussi, on va leur faire plus de misères", témoigne le rédacteur-en-chef, Thomas Nilsen.
"On n'a que faire des lois russes sur la censure. On est ici pour la liberté d'expression et le journalisme libre", souligne le Norvégien.
Sur une étagère, une poupée russe estampillée d'un "Slava Ukraini" ("Gloire à l'Ukraine") côtoie des canettes de bière à l'effigie de Vladimir Poutine, d'antiques téléphones --dont l'un "en ligne directe avec le Kremlin", plaisante-t-il-- et un signe "On air" ("A l'antenne").
Bloquée dès 2019, la publication multiplie les combines pour contourner la grande muraille russe. Sites-miroirs, accès via VPN (réseau privé virtuel), formats podcast et présence sur Youtube lui assurent des dizaines de milliers de vues, selon M. Nilsen.
Au menu, des sujets généralistes comme les déboires d'un oceanarium à Mourmansk ou une invasion de saumon rose, mais aussi certains directement liés au conflit.
"On a une grosse audience, surtout parmi les jeunes en Russie, qui se connectent et tirent leurs informations sur le déroulement de la guerre, la répression en Russie, sur untel qui est jeté en prison", ajoute Thomas Nilsen.
"Des informations qu'ils n'ont pas dans leurs médias locaux ou régionaux chez eux".
- L'araignée Poutine -
La Russie est tombée à la 164e place --sur 180-- du classement annuel de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, un classement que la Norvège domine depuis plusieurs années.
Début juillet, Elena Milachina, journaliste de Novaïa Gazeta, l'un des rares bastions de la presse libre en Russie, a été passée à tabac en Tchétchénie.
Les médias étrangers ne sont pas à l'abri. En témoigne l'incarcération depuis mars du correspondant américain du Wall Street Journal Evan Gershkovich, accusé d'espionnage.
"Tous les jours, on était dans le bureau et on ne savait pas ce qui se passerait. La police allait-elle surgir et nous emmener?", témoigne Elizaveta Vereykina, une ancienne de la BBC à Moscou, qui a rejoint le Barents Observer.
"C'est dur de vivre dans une société qui déteste absolument tout en vous".
Des pôles de journalistes russes en exil se sont donc formés à Tbilissi en Géorgie, Erevan en Arménie, Vilnius en Lituanie, Riga en Lettonie et... Kirkenes.
Stagiaire, Olesya Krivtsova attend un permis de travail pour pouvoir prendre la plume.
Elle aussi a son tatouage, sur la jambe droite: Poutine en forme d'araignée avec l'inscription orwellienne "Big Brother vous regarde". Sur l'autre cheville, elle a un temps porté un bracelet électronique.
Dénoncée par des camarades d'université à Arkhangelsk (nord-ouest) pour avoir critiqué la guerre sur les réseaux sociaux, la jeune femme a été assignée à résidence dans l'attente d'un procès pour avoir justifié le terrorisme et discrédité l'armée russe, des chefs passibles de dix ans de prison.
"A la fin, j'ai réalisé l'injustice en cours", confie-t-elle, "alors, je suis partie".
Après s'être débarrassée de son encombrant bracelet, elle est passée par le Bélarus, puis la Lituanie avant d'atterrir à Kirkenes.
"Elle a dit qu'elle voulait changer la Russie et qu'elle voulait le faire en faisant du journalisme", explique Thomas Nilsen. "On a dit: +OK, bienvenue+".