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"Chez l'assistante sociale, on me disait +Vas-y, parle !+ et je ne parlais pas" : Emma Étienne attendra onze ans pour faire cesser les violences qu'elle subit. Contre ce mutisme, elle a créé Speak!, une association unique en France qui aide les plus jeunes victimes à se livrer.
"Je ne devais pas le dire assez clairement": au collège, au lycée, Emma Étienne avait parlé des violences "assez hard-core", comme elle dit pudiquement, dont elle était victime "dans sa famille et ailleurs" depuis l'âge de "cinq-six ans".
Elle avait même "des marques physiques", comme le confie la jeune femme de 21 ans dans un entretien avec l'AFP.
"Mais c'est l'omerta plus plus : les gens ne veulent pas signaler car ils ont peur de se tromper. Il ne faut pas toucher à la sacro-sainte famille. Mais mieux vaut se tromper et sauver un enfant. Et, de toute façon, la famille, elle n'existe déjà plus dans ces cas-là".
En désespoir de cause, Emma écrit à Brigitte Macron et, finalement, un juge prononce le placement, à ses 17 ans.
"On n'entend pas la parole des enfants", résume la Dijonnaise. Ou plutôt on ne sait pas la déclencher : "dans le bureau de l'assistance sociale, on me disait : Vas-y, parle ! et je ne parlais pas", reconnaît-elle. "Mais les victimes ne sont pas des robots !".
C'est de ce constat que l'étudiante en lettres modernes, jeans, basket et lunettes rondes, fonde en 2020 Speak!, à Dijon, pour lutter contre les abus physiques ou sexuels.
L'association loi 1901 entend "libérer la parole" des jeunes, jusqu'à 25 ans, alors que plus de 50.000 enfants et ados sont chaque année victimes de violences en France, selon un rapport du Sénat.
- Aider pour s'aider -
Pour ce faire, Speak! (anglais pour "Parle!") s'attache avant tout à "créer du lien, et un moment". L'association n'organise aucune activité sur les violences mais, une fois tous les quinze jours environ, la dizaine de bénévoles accompagnants monte "des trucs cools: balade, bowling, invitation d'auteurs de BD..." Car "la parole se libère tout le temps dans des moments informels, en train de faire la vaisselle par exemple", explique Emma.
Pour ces "jeunes complètement paumés", qui découvrent la plupart du temps Speak! sur les réseaux sociaux, "on ne veut pas brusquer les choses, pour ne pas remettre de la violence sur la violence".
"On laisse du temps au temps", dit Emma. "Une jeune n'a pas encore parlé, après trois ans d'aide ; une autre s'est confiée dès la première rencontre", souligne-t-elle.
C'est en instaurant "une sorte de fraternité" que la confession s'ouvre. "Ça compte de pouvoir échanger avec quelqu'un qui a vécu quelque chose de similaire".
C'est la force de Speak!, la seule association de jeunes victimes bénévoles aidant leurs semblables à se confier. "On est des jeunes pour les jeunes et des personnes concernées pour des personnes concernées", résume Emma.
"On est un peu des potes, mais on est formé", précise-t-elle. Les bénévoles, majoritairement entre 20 et 30 ans, suivent pendant 3-4 mois un accompagnant confirmé sans intervenir. Ils reçoivent de plus trois jours de formation avec un magistrat juge des enfants, le défenseur des enfants, une ancienne victime...
En trois ans, Speak! a aidé une quarantaine de jeunes. "Pas mal" pour une association qui manque cruellement de subventions et qui n'a aucun local. Elle va en ouvrir un à Paris en septembre.
"Trois ans après, on sent que les victimes qui ont été entendues arrivent mieux à se construire. Sinon, elles sont malheureuses tout le temps".
Mais pour Emma, aider les autres, c'est aussi s'aider. "C'est une raison de me lever tous les matins, de recroire en l'humanité".
À 21 ans, la jeune femme veut se consacrer "encore une dizaine d'années" à Speak!, "le temps que l'asso puisse rouler", mais sans oublier de vivre sa vie.
"J'aimerais être libraire. Les livres me portent", dit-elle, ses yeux bleus laissant pour la première fois échapper une lueur de bonheur. "Je veux avoir une vie hors de la violence".