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Modèle de coopération entre anciens ennemis de la Guerre froide, le Conseil de l'Arctique a connu jeudi un délicat passage de relais du fait de la mise au ban du plus vaste pays de la région, la Russie, après son offensive en Ukraine.
Après deux ans de présidence russe, la Norvège a pris les rênes d'un forum interétatique généralement jugé exemplaire jusqu'à ce que l'invasion de l'Ukraine conduise sept des huit membres --Etats-Unis, Canada et les cinq pays nordiques-- à suspendre leurs travaux avec Moscou l'an dernier.
Les ministres occidentaux ayant décliné une invitation du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, à se rendre en Sibérie, le passage de témoin a, contrairement à l'usage, eu lieu de manière numérique jeudi, avec des hauts fonctionnaires seulement.
"Il est essentiel que le Conseil de l'Arctique conserve son rôle en tant que forum multilatéral le plus important pour traiter des questions relatives à l'Arctique", a souligné la cheffe de la diplomatie norvégienne, Anniken Huitfeldt, dans un communiqué.
Selon une déclaration conjointe des membres du Conseil, le pays scandinave a proposé d'accueillir en 2025 une réunion dont le format exact n'a pas été précisé, notamment concernant le niveau de participation de la Russie.
Mardi, dans un courriel à l'AFP, Mme Huitfeldt avait souligné que préserver l'instance régionale serait "l'objectif principal" de la présidence norvégienne, tout en précisant "ne pas se faire d'illusions sur le fait que ce soit facile" au vu des tensions internationales actuelles.
Aux yeux des experts, la mise à l'écart de la Russie fragilise un forum où sont traitées des thématiques d'intérêt commun, de la protection de l'environnement au développement durable en passant par la situation des populations autochtones dans une région qui se réchauffe quatre fois plus vite que l'ensemble de la planète.
Depuis sa création en 1996, le Conseil est devenu la principale arène de coopération dans une région où le recul accéléré de la banquise, du fait du réchauffement, ouvre des opportunités économiques (hydrocarbures, minerais, pêche) et routes maritimes prometteuses mais susceptibles de menacer un écosystème fragile et des populations vulnérables.
- Deux Arctique? -
Hormis des tensions durant le passage de Donald Trump à la Maison Blanche, les relations dans ce forum où le consensus est la règle sont généralement lisses, en partie parce que les sujets épineux comme la sécurité ne font pas partie de son champ d'action.
Cela lui a même valu d'être proposé pour le prix Nobel de la paix dans le passé.
Après avoir suspendu leur coopération avec Moscou début mars 2022, les sept autres pays membres (les A7) ont convenu de poursuivre les travaux qui ne supposent pas une participation russe, mais cela ne représente cependant qu'environ un tiers des quelque 130 projets du Conseil.
"La gouvernance régionale peut-elle vraiment avoir du sens et être efficace au niveau circumpolaire si un Etat arctique aussi grand que la Russie n'est pas autour de la table?", s'interroge Dwayne Ryan Menezes du groupe de réflexion Polar Research and Policy Initiative.
"Ou l'Arctique se divisera-t-il en sphères d'influence rivales, potentiellement aussi avec des forums de coopération et de gouvernance concurrents -- l'un impliquant les A7 et l'autre dirigé par la Russie et impliquant des acteurs non-arctiques tels que la Chine?", poursuit-il.
Pour rompre son isolement, Moscou se tourne en effet de plus en plus vers d'autres puissances, en premier lieu la Chine, mais aussi des nations émergentes comme l'Inde, le Brésil, le Mexique et l'Afrique du Sud.
En avril, Moscou et Pékin ont par exemple signé un memorandum de coopération entre leurs garde-côtes dans l'Arctique.
Professeur d'études nordiques à l'université norvégienne de Tromsø, Rasmus Gjedssø Bertelsen se dit "critique de cette politique occidentale de boycott qui ne change rien sur le champ de bataille en Ukraine mais réduit notre accès à la manière dont les Russes pensent".
Un Conseil de l'Arctique réduit de moitié "a bien sûr beaucoup moins de valeur", explique l'universitaire danois à l'AFP.
"C'est très facile pour les Occidentaux de collaborer entre eux car nous avons beaucoup d'intérêts communs mais il ne faut pas délaisser la moitié russe qui est la plus intéressante et la plus importante avec le passage maritime du Nord-Est et toutes ses ressources naturelles", fait-il valoir.