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Face à la pénurie du personnel infirmier, les hôpitaux abusent-ils des étudiants? C'est en tout cas le sentiment de Louis, étudiant infirmier, qui a poussé le bouton orange Alertez-nous. Il dénonce le fait d'être utilisé comme "ressource gratuite". La profession souffre d'un manque criant de personnel, alors pour y remédier et alléger la charge de travail des infirmières, certains hôpitaux se réorganisent et délèguent certaines tâches aux aides-soignants. Explications.
"Depuis quelques semaines, les cliniques Saint-Luc ont mis en place un nouveau système pour les étudiants infirmiers", nous envoie Louis (prénom d’emprunt afin de garantir son anonymat) via le bouton orange Alertez-nous. En cause? Les 1ère et 2ème années sont maintenant considérées comme "junior" tandis que les 3ème et 4ème comme "sénior".
En conséquence, les 2ème année doivent suivre une aide-soignante durant leur stage. "Comment pouvons-nous apprendre notre métier si nous suivons des aides-soignants durant un stage infirmier, sans presque faire aucun acte infirmier ?", s’interroge alors Louis. "Après la première année, nous sommes diplômés aide-soignant: nous sommes donc juste utilisés pour pallier le manque de personnel", déplore l’étudiant via le bouton orange.
Nous l’avons rencontré afin de recueillir son témoignage. Louis est étudiant infirmier en 2ème année d’étude. Il étudie à la Haute Ecole Léonard de Vinci et réalise son stage aux cliniques universitaires Saint-Luc. Son rêve, c’est de devenir urgentiste: "Ce qui me motive, c’est sauver des vies, depuis tout petit, je veux aider les gens", nous dit-il.
On est considérés comme de la main d’œuvre gratuite
Mais depuis quelques semaines, l’étudiant se sent lésé: "Avec le nouveau système à Saint Luc, les 2eme années vont être obligées de travailler en binôme avec un aide-soignant pendant toute la durée du stage, ce qui fait que l’étudiant n’effectuera que des actes aide-soignant comme des toilettes ou soins d’hygiène, et non des actes infirmiers comme mettre un cathéter, faire des pansements, des prises de sang, etc", détaille-t-il.
Louis se sent alors utilisé par l’hôpital, explique-t-il. Un sentiment partagé par d’autres étudiants également : "La conséquence c’est qu’on n’apprend pas notre futur métier, on est là pour apprendre des actes infirmiers, on n’est pas là pour pallier le manque de personnel de Saint-Luc en effectuant des actes aide-soignants pour lesquels on pourrait être payés en job étudiant. On est considérés comme de la main d’œuvre gratuite", déplore-t-il.
En Belgique, il manquerait au total 10.000 infirmiers et infirmières. Une pénurie très importante qui met à mal le fonctionnement des hôpitaux qui sont obligés de fermer des lits. Aux cliniques universitaires Saint-Luc, on parle de 100 lits fermés et d’un manque de 10% d’infirmiers. En cause? Des études qui attirent de moins en moins d’étudiants chaque année. Et une profession avec des conditions de travail qui se dégradent de plus en plus.
Une réorganisation qui repense le métier d’infirmier pour faire face à la pénurie de personnel
"Tout est en train de changer dans la profession. Et le grand principe de notre réorganisation, c’est de déléguer. Et ça ne concerne pas que les étudiants", explique Joëlle Durbecq, directrice du département infirmier aux cliniques Saint-Luc. Puis détaille les raisons de cette réforme: "Nous la mettons en place pour différente raisons: entre autres, l’idée est de repenser toute la profession infirmière, non seulement parce que les études sont passées en quatre ans, donc l’infirmière a plus de compétences, mais aussi pour des raisons de pénurie, qui aujourd’hui, est plus importante que prévue".
Avec cette réorganisation, les aides-soignants ont plus de responsabilités et de soins qu’avant, explique Joëlle Durbecq: "L’idée, c’est de déléguer toute une série de tâches infirmières à d’autres professionnels, dont les aides-soignants, et vraiment mettre l’infirmière à un niveau où elle a plus de responsabilités et où personne d’autres ne sait faire ce qu’elle fait. Cette réorganisation a permis de libérer l’infirmière. Et ce temps qu’elle a gagné, elle le consacre aux patients et aux étudiants, mais un peu plus tard dans sa journée".
En 2ème année, les étudiants infirmiers effectuent leur premier stage à l’hôpital. Les journées sont divisées en deux temps: "En début de matinée, les étudiants commencent généralement à travailler avec une aide-soignante, qui a été upgradée dans ses compétences, et puis en cours de journée, ils s’orientent plus avec l’infirmière", précise la directrice du département infirmiers des cliniques Saint-Luc.
Des soins délégués aux aides-soignants, et un travail en équipe
"Il faut savoir déléguer. Et c’est le grand principe de notre réorganisation, de se dire qu’il faut garder l’infirmière là où elle est la seule à savoir faire les choses. Et les étudiants, durant leur stage, sont mis dans cette nouvelle organisation parce qu’on va travailler de plus en plus en équipe, c’est ensemble qu’on soigne un patient, ce ne sont pas des actes séparés", insiste-t-elle.
Rien qu’en faisant la toilette d’un patient, on peut déjà se faire une idée de ce qu’il a
Chose que confirme et approuve Florence Orlandi, cheffe de département des soins infirmiers de la haute école Léonard de Vinci. "C’est pour moi une évolution nécessaire pour la formation et dans la profession. Les soins qu’ils vont faire avec les aide-soignants sont des soins infirmiers à la base que l’on va déléguer. Et donc cette délégation c’est aussi quelque chose qu’on va leur apprendre, donc c’est important pour les étudiants. C’est une bonne solution et une bonne organisation", avoue-t-elle.
Les cliniques universitaires Saint-Luc ne sont pas les seules à revoir leur organisation. D'autres hôpitaux à Bruxelles et en Belgique ont adopté les même mesures afin d'alléger la charge de travail de leurs infirmiers. C'est toute la profession qui évolue et qui s'adapte à la pénurie de soignants.
Le cas d’une étudiante infirmière de 3ème année
Camille est étudiante infirmière en 3ème année. Elle effectue en ce moment un stage au sein des cliniques Saint-Luc. Et elle aussi avait dû suivre en 2ème année une aide-soignante: "J’ai trouvé ça très utile. Sans ça on n’est rien en fait, c’est la base des soins. C’est comme ça qu’on développe notre logique. Rien qu’en faisant la toilette d’un patient, on peut déjà se faire une idée de ce qu’il a. Et je trouve ça vraiment important", nous explique-t-elle.
Pour Camille, il faut savoir se montrer patient, et ne pas brûler les étapes dans l’apprentissage: "Quand on prend en charge un patient, on se doit de pouvoir planifier, et se dire 'ok à telle heure il prend ses médicaments, il à sa toilette, etc'. En 2ème, c’est aussi la première fois où on voit un patient dans sa globalité et donc on apprend à faire des diagnostics infirmiers. Il faut monter l’échelle étape par étape".
De plus en plus de stages "proactifs" où l’étudiant doit prendre en main sa formation et demander s'il veut faire plus de soins
Aujourd’hui, l’hôpital délègue plus de tâches qu’avant aux étudiants également. Et pour Camille, c’est positif: "Je me sens beaucoup plus responsabilisée et je sens qu’on a confiance en moi. Et grâce à cette confiance, je suis plus à l’aise", avoue-t-elle.
Quant à son stage de 2ème année, elle explique qu’il ne faut pas hésiter à le "prendre en main" et demander de faire des soins: "Il faut aussi oser demander, moi j’avais demandé pour faire mes soins, par ex un pansement ou même une prise de sang, et j’ai fait tellement de soins en 2ème. Il faut être proactif et savoir demander tout en restant dans son statut d’étudiant", explique-t-elle.
Ce que rappelle également Florence Orlandi, de la Haute Ecole de Vinci: "Si l’étudiant souhaite réaliser plus de soins infirmiers, il peut le demander à l’infirmier avec qui il travaille lors de la distribution matinale, et il fera les soins. Mais de plus en plus, on va leur demander de se prendre en charge eux, ce n’est plus l’équipe qui va détailler ce qu’il faut faire, c’est à l’étudiant à prendre sa formation en charge, et à faire la démarche de faire des demandes de soin".
Des groupes de paroles pour les étudiants qui se sentent lésés
La Haute Ecole Léonard de Vinci a mis en place des groupes de paroles et des ateliers de réflexion afin d’aider les étudiants et décortiquer ce qu’ils ont ressentis et vécus durant leur stage. Florence Orlandi rappelle aussi que les étudiants qui se sentent lésés ne doivent pas hésiter à venir lui en parler, même en dehors des ateliers et groupes de parole.