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Deux ans après avoir couvert le terrible siège de Marioupol, aujourd'hui sous contrôle russe, le journaliste ukrainien Mstyslav Chernov n'a pas d'illusion sur la capacité des médias à changer le monde, mais se bat pour que l'histoire de la ville martyre "ne soit pas oubliée".
Son documentaire "20 days in Mariupol", diffusé le 21 février sur france.tv et le 25 février sur France 5, qui a obtenu dimanche le Bafta du meilleur documentaire, montre l'agonie du grand port ukrainien, cible des forces russes dès le premier jour de l'invasion le 22 février 2022, et tombé sous leur contrôle 86 jours plus tard, au prix d'au moins 22.000 morts et d'une destruction quasi totale.
Pendant trois semaines, Mstyslav Chernov et son collègue Evgeniy Maloletka, pour l'agence AP, ont réussi à faire sortir des images de la ville assiégée et informer le monde de la tragédie qui s'y déroulait.
Question: Votre film a été primé à Sundance, nominé aux Oscars. Comment recevez-vous ces distinctions ?
Réponse: "J'aurais préféré que ce film n'existe pas, qu'il n'y ait pas besoin de le faire, mais il est là, et donc l'important maintenant c'est qu'il soit vu le plus possible. Je sens que je dois quelque chose aux habitants de Marioupol, je veux que leurs histoires ne soient pas oubliées.
Au début il y avait un besoin urgent de montrer au monde l'ampleur de la destruction,le véritable visage de l'invasion russe. Mais au fur et à mesure que le temps a passé, Marioupol est devenue le symbole de toutes ces cités anéanties par les bombes russes, et, plus largement, des conséquences dévastatrices de toute guerre sur les civils."
Q: Deux ans après le siège de Marioupol la guerre fait toujours rage. A quoi servent les journalistes ?
R: "D'une certaine façon je n'ai pas l'espoir de changer le monde. Mais ce n'est peut-être pas notre mission. Nous avons un rôle différent, très immédiat. Ce que nous avons filmé et photographié a eu des conséquences directes, par exemple sur la négociation d'un corridor d'évacuation humanitaire. Des gens ont vu leurs proches sur nos images, ont su qu'ils étaient vivants, où ils étaient localisés dans Marioupol. Et si nos images ont permis de sauver quelques vies, c'est déjà beaucoup.
A Marioupol, les gens se précipitaient vers moi, malgré les bombes, quand ils voyaient mon casque avec le sigle Press. Ils m'agrippaient: "Y-a-t-il toujours un gouvernement ? L'Ukraine existe-t-elle toujours ? Que se passe-t-il à Odessa ? à Kharkiv ?" Les gens n'avaient aucune connexion, la société s'était effondrée, était coupée du monde. J'ai réalisé combien les gens avaient besoin d'information. Ça, ça m'a donné de l'espoir dans le journalisme."
Q: On ressent dans votre film l'obsession de réussir à envoyer vos images à l'extérieur
R: "Oui, une obsession. En 20 jours, je n'ai pu envoyer que 40 minutes sur 30 heures d'images. Il n'y avait quasiment pas de connexion, pas de batteries, pas de disques durs, pas de réseau.. C'est extrêmement compliqué. Alors évidemment, quand nous sommes sortis de Marioupol, le projet du film s'est imposé."
Q: Savez-vous ce que sont devenus les gens que vous avez filmés ?
R: "Nous avons retrouvé quasiment toutes les personnes filmées. Ces gens portent leur ville dans leur coeur. Leurs vies ont été brisées. Ils ont perdu un enfant, un proche. Je crois que le film est pour eux un outil pour s'approprier cette histoire et raconter ce qu'ils ont traversé à ceux qui n'ont pas vécu cette expérience horrible. Avec le film, ils peuvent dire aux autres: voilà ce que c'était. Même si c'était pire que ça, en réalité ! Car on ne peut pas capturer ce qu'est le sentiment d'être piégé, tout ce danger, toute cette horreur."
Q: Lorsque vous êtes exfiltrés de Marioupol par l'armée ukrainienne, que ressentez-vous ?
R: "Je n'utilise pas le mot culpabilité. Mais il y a un sentiment que, je pense, tout le monde a ressenti en quittant Marioupol. Celui de ne pas pouvoir avoir fait plus. Pour répondre à ça, j'ai fait un film. Chacun fait ce qu'il peut, à sa manière."