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"Bérénice", une des pièces les plus jouées de Racine, est célèbre pour la beauté de ses alexandrins. Mais ces vers subissent une ablation quand le chef-d’œuvre théâtral se transforme en opéra pour le 21e siècle.
Donné en création mondiale à l'Opéra de Paris (jusqu'au 17 octobre), ce nouvel opéra alliant théâtre classique et musique très contemporaine a été un "exercice périlleux", de l'aveu même de son compositeur, Michael Jarrell.
"C'était un défi bien sûr. J'ai voulu que le mot de Racine soit redécouvert pour qu'on l'écoute davantage, autrement", explique à l'AFP le compositeur suisse de 59 ans.
Un double défi: transposer à l'opéra l'une des plus grandes des tragédies classiques -- une tentative de Haendel a échoué trois siècles plus tôt -- et moderniser le texte de 1670.
"Je n'ai pas changé l'ordre des mots, j'ai juste filtré pour que ça reste un texte assez contemporain", dit M. Jarrell, précisant que "plus du tiers du texte a disparu".
Titus, empereur de Rome, est obligée de bannir sa bien aimée Bérénice, car reine et étrangère. Jusqu'au bout de la pièce, son cœur balance entre son cœur et le pouvoir avant de la renvoyer en Judée.
- "Nouvelle lecture" -
M. Jarrell confie avoir été gêné quand Stéphane Lissner lui commande un opéra, avec une seule condition: qu'il soit en français. Le directeur général de l'Opéra de Paris mène en effet une politique de commandes de nouveaux opéras s'inspirant de la littérature française.
"J'ai ce problème avec le chant en français, car je trouve que c'est un peu une langue en dehors de l'action, en comparaison avec l'anglais ou l'allemand, plus direct, plus réactif", précise le compositeur.
En plus, "je pensais que les alexandrins sont tellement loin de notre vie quotidienne que c'est presque comme une autre langue. C'est tellement beau, mais il faut se méfier de leur rythme", ajoute-t-il.
Le compositeur, qui écrit ses propres livrets, a gardé des alexandrins mais s'est libéré de sa métrique en ôtant de nombreuses répétitions. "C'est une nouvelle lecture", résume-t-il.
Le choix de "Bérénice" s'est imposé car il n'avait pas du tout "envie de monter un drame où tout le monde se tue à la fin".
Et "Bérénice" est typiquement une tragédie qui se termine par des larmes plutôt que par du sang.
Dans l'opéra, le chant alterne par moments avec des phrases parlées, un rappel de "Cassandre", un "opéra parlé" créé par le même Jarrell en 1994 pour le théâtre du Châtelet et repris par Fanny Ardant en 2012.
Le compositeur crée la surprise en confiant à Phénice, la confidente de Bérénice, un rôle parlé en hébreu, comme un rappel constant des origines judaïques de la reine abandonnée. Beaucoup de dialogues se superposent, au rythme d'action parallèles.
Si M. Jarrell, qui fait partie des compositeurs influencés par Pierre Boulez, a voulu moderniser le texte en l'allégeant, la musique ne peut être plus contemporaine: dissonances et recours à l'électronique par exemple pour exprimer les murmures de la foule à l'extérieur.
Le célèbre "Hélas!" poussé à la fin de la pièce par Antiochus (secrètement amoureux de Bérénice) est supprimé, au profit d'un son qui ressemble au claquement d'une porte.
Dans la mise en scène signée Claus Guth, une vidéo d'une foule est projetée sur les murs de la chambre de Titus pour accentuer la pression des Romains sur lui, une autre montre l'empereur en plein désarroi, met en valeur son tourment.
La critique a souligné le caractère "statique" de l'opéra mais salué le jeu puissant des principaux chanteurs: la soprano superstar Barbara Hannigan, en Bérénice mi-érotique mi-névrosée qui se jette avec ardeur dans les bras d'un Titus (Bo Skovhus) tout aussi agile vocalement et physiquement.
À l'occasion de son 350e anniversaire, qui commence officiellement en 2019, l'Opéra de Paris a voulu mettre le répertoire français à l'honneur avec "Bérénice" et une nouvelle production de "Les Huguenots", opéra oublié pendant 80 ans. Le New York Times titrait qu'avec ces deux nouveautés, "Paris définit encore l'art de l'opéra".