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Le pouvoir tremble en Irak: voici comment Facebook et Twitter sont devenus les armes des manifestants

Certains suivent les médias d'Etat pour les démentir images à l'appui, d'autres tweetent en anglais pour raconter au monde la place Tahrir: à Bagdad, les portables et les réseaux sociaux sont le premier outil de la "révolution".

Le 1er octobre, le fil Facebook d'Ali Chaseb, diplômé en sciences sociales de 28 ans, s'est subitement transformé. Finies les images de footballeurs et autres drapeaux de clubs européens. Elles ont été remplacées par une longue litanie de photos et de vidéos de manifestants, de blessés à terre ou sur des lits d'hôpitaux et de statuts décrivant l'avancée des manifestants au gré des barrages de grenades lacrymogènes et assourdissantes. Même chose sur Instagram.

Et ce, alors même que les autorités ont coupé internet pendant deux semaines et maintiennent un blocus sur les réseaux sociaux. Mais dans un pays où 60% de la population a moins de 25 ans, ce blocus est contourné grâce à des applications VPN.

Les autorités ne donnent que des informations antimanifestations pour faire peur

"Je poste tout ce que je filme avec les heures exactes", raconte Ali Chaseb à l'AFP depuis Tahrir, place emblématique d'où est partie la contestation réclamant "la chute du régime" en Irak, l'un des pays les plus corrompus au monde où les postes sont répartis en fonction des confessions et des ethnies.

Et s'il tient tant à documenter en temps réel les manifestations, dit-il, c'est parce que "les autorités ne donnent que des informations antimanifestations pour faire peur aux gens".

Alors pour contredire la version officielle de ce qu'ils appellent déjà leur "révolution", d'autres aussi ont décidé de filmer avec leur téléphone, qu'ils rechargent parfois dans les ambulances et même les voitures de police.

Pour Alkasim Alabady, dentiste de formation et blogueur de 29 ans, "c'est devenu notre responsabilité de montrer la vérité, que les médias classiques ne peuvent pas diffuser". "L'Etat mais aussi d'autres parties qui refusent de s'identifier empêchent les médias locaux de couvrir et de raconter ce qui se passe sur Tahrir", accuse le jeune homme, masque à gaz orange et noir toujours autour du cou pour se protéger des gaz lacrymogènes.

Des manifestants-influenceurs menacés

Ali Chaseb affirme être lui-même visé à cause des vidéos qu'il diffuse mais aussi de ses commentaires acerbes à l'encontre de dirigeants politiques irakiens ou iraniens, grand voisin et puissance influente en Irak. "Hier matin encore, à cinq heures, quelqu'un m'a appelé pour me dire 'on peut tuer ta mère si tu ne t'arrêtes pas' parce que la plupart de mes commentaires sont contre ceux qui collaborent avec l'Iran et les milices qui contrôlent le pouvoir", raconte-t-il à l'AFP.

 

Il écrit aussi régulièrement des commentaires en anglais pour qu'à l'étranger "les gens sachent ce qui se passe en temps réel" en Irak. Et, ajoute-t-il, il ne rend pas seulement compte des violences (qui ont fait officiellement plus de 250 morts depuis le 1er octobre). "On partage aussi les images de manifestations pacifiques, les slogans, les distributions de nourriture, tous ces messages de paix envoyés" depuis Tahrir, renchérit Alkasim Alabady, auxquels répondent les selfies des manifestants occupant depuis une semaine les places centrales de plusieurs villes d'Irak.

Les réseaux sociaux, de nouvelles armes

Whatsapp, Facebook, Twitter ou Instagram sont devenus la principale source d'information et de communication. C'est sur Twitter par exemple, que les manifestants ont appris qu'une roquette venait de s'abattre non loin de là, près de l'ambassade américaine. C'est également sur Twitter que les hashtags inscrits sur les pancartes des manifestants ont été lancés.

C'est encore sur les réseaux sociaux qu'ont été lancés dans la nuit des appels à "conserver le caractère pacifique des manifestations", venus d'anonymes ou de militants antigouvernementaux en vue, alors que des manifestants tentaient de passer en force sur deux ponts allant vers la Zone verte, à Bagdad.

Dans le même temps, raconte Ali Chaseb, "beaucoup de gens m'écrivent sur Facebook pour me dire que les manifestants ont besoin de masque à gaz ou d'autres choses".

Là, il se charge de faire passer le mot. Et la solidarité semble marcher: depuis une semaine, des anonymes viennent sans discontinuer approvisionner les manifestants en nourriture et médicaments.

 

Après de longues journées et de longues nuits à alimenter Facebook et Instagram, sous les lacrymogènes et malgré les menaces, Ali Chaseb, le maintient: "c'est important de partager toutes ces informations". "Il n'y a qu'en faisant cela que je peux dormir la conscience tranquille".

Le pouvoir tremble

Le président Barham Saleh a proposé jeudi des élections anticipées en Irak, loin des espérances du mouvement de contestation qui réclame la "chute du régime" tout entier après des violences qui ont fait plus de 250 morts.

M. Saleh, qui rencontre les chefs de partis depuis plusieurs jours, a ajouté que le Premier ministre Adel Abdel Mahdi, sur la sellette, était "d'accord pour démissionner" à condition que les blocs au Parlement s'entendent sur un remplaçant, ce que ces derniers ne parviennent pas à faire.

M. Abdel Mahdi, arrivé au pouvoir après les élections législatives de 2018, avait déjà proposé mardi de démissionner si les partis se mettaient d'accord sur un nouveau Premier ministre.


Abdel Mahdi, Premier ministre irakien

Quel que soit le sort de M. Abdel Mahdi, "je veux vous assurer qu'en tant que président de la République, j'approuverai la tenue d'élections anticipées dans le cadre d'une nouvelle loi électorale", a déclaré M. Saleh dans une allocution télévisée. La loi sera soumise au vote du Parlement "la semaine prochaine".

On a un problème avec tous les partis au pouvoir

Mais pour Haydar Kazem, qui manifeste sur la place Tahrir de Bagdad, "la démission d'Abdel Mahdi n'est qu'une partie de la solution" car "on a un problème avec tous les partis au pouvoir".

Barham Saleh "veut gagner du temps", accuse de son côté Sabah Kazem, qui manifeste à Nassiriya (sud). "A cause des politiciens, il y a maintenant deux classes en Irak: ceux qui ont de grosses primes et de gros salaires et ceux qui se font tuer en revendiquant leurs droits", poursuit-il.

Les manifestants mobilisés jour et nuit à Bagdad et dans des villes du Sud assurent qu'ils ne rentreront chez eux qu'une fois leurs exigences satisfaites: une nouvelle Constitution et un départ de l'ensemble de la classe politique jugée corrompue et inapte.

"On est fatigués de la situation des 16 dernières années", clame Salwa Mazher place Tahrir. Il faut "tous les arracher à la racine". "Et même les religieux, qu'ils quittent la politique, ils n'ont rien à y faire", renchérit Houda, 59 ans, lunettes de soleil et visage encadré par un voile.

Dans le sud, la mobilisation ne faiblit pas, selon des correspondants de l'AFP sur place. A Diwaniya, les étudiants sont sortis, de même que les écoliers et enseignants en grève générale, ou encore les fonctionnaires.

A Hilla, Nassiriya, Samawa et Amara, de nouveaux rassemblements se sont aussi formés. Et à Bassora, des manifestants ont ces derniers jours bloqué la route menant au port d'Oum Qasr, suscitant l'inquiétude des autorités pour les importations, notamment alimentaires.

Eviter le chaos

Dans l'un des pays les plus corrompus au monde où les postes sont répartis en fonction des confessions et ethnies, le système politique créé après la chute de Saddam Hussein en 2003 doit être entièrement remanié, disent-ils.

Mais, jusqu'ici, ce sont ces divisions selon des lignes communautaires ou d'allégeances aux puissances influentes ennemies (l'Iran et les Etats-Unis) qui dictent la politique.

Les principaux blocs au Parlement et les membres de la coalition gouvernementale sont divisés. D'un côté, le populiste chiite Moqtada Sadr s'est montré au milieu des manifestants. De l'autre, Hadi al-Ameri, chef des paramilitaires pro-Iran du Hachd al-Chaabi, s'est aligné sur l'Iran pour qui "le vide" mène au chaos.

Or, un départ de M. Abdel Mahdi, un indépendant sans base partisane ou populaire, ne peut passer que par le Parlement qui peut lui retirer sa confiance et lui trouver un remplaçant.

Depuis lundi, cette Assemblée réclame qu'il se présente devant elle, en vain. Elle a accepté jeudi la condition posée par le Premier ministre, qui a exigé que la séance soit retransmise en direct à la télévision.

Des morts suite aux manifestations

La première semaine de contestation, du 1er au 6 octobre, s'est soldée selon un bilan officiel par la mort de 157 personnes, surtout des manifestants abattus par des "tireurs" que l'Etat n'a toujours pas identifiés. Le mouvement a repris le 24 octobre et cent personnes ont été tuées depuis.

 

Au moins cinq ont été mortellement touchées à Bagdad par des grenades lacrymogènes "jamais vues" selon Amnesty Internationale. "Dix fois plus lourdes" que les grenades habituellement utilisées ailleurs dans le monde, elle peuvent briser des crânes et provoquent des blessures d'une horreur inédite, selon l'ONG. Tirées "directement" sur les manifestants, "elles visent à les tuer et pas à les disperser", assure-t-elle.

Après ce lourd bilan, "l'Irak est à la croisée des chemins", a estimé la cheffe de la mission de l'ONU en Irak, Jeanine Hennis-Plasschaert. "Soit il progresse dans le dialogue, soit il se divise dans l'inaction".

Face à la rue, MM. Sadr et Ameri "ont intérêt à mettre fin à la crise", dit à l'AFP Maria Fantappie, du centre de réflexion International Crisis Group. "Mais leurs besoins sont diamétralement opposés et ils savent qu'il sera difficile de s'accorder sur un remplaçant" à M. Abdel Mahdi.

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