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Une dictature oppressante qui s'appuie sur l'image et la technologie: l'opéra de Strasbourg transpose dans la Chine communiste le Turandot de Puccini, en y ajoutant la problématique très actuelle du consentement en amour.
Près de cent ans après la mort du compositeur italien, en 1924, la metteuse en scène Emmanuelle Bastet propose jusqu'au 20 juin à l'Opéra national du Rhin (ONR) une relecture contemporaine de son dernier opéra, inachevé, qui sera présenté aussi à Mulhouse début juillet et à Dijon la saison prochaine.
Le conte original repris par Puccini se passe à Pékin, au pied de la Cité interdite, dans une Chine ancestrale où la fille de l'empereur, la cruelle princesse Turandot, impose un défi à ses prétendants: trouver la réponse à trois énigmes. Le gagnant aura sa main, mais les nombreux perdants sont punis de mort...
Un prince étranger, Calaf, saura trouver les réponses mais peinera quand même à convaincre Turandot de l'épouser.
Transposé au XXIe siècle, le drame présenté à l'ONR s'ouvre sur une rue de Chine à l'atmosphère oppressante, avec des forces de l'ordre intimidantes et une foule qui réclame une exécution capitale.
"C'est un opéra qui parle aussi de la violence, de la violence d'une société", explique Emmanuelle Bastet à l'AFP.
En foulards rouges, les enfants de la maîtrise de l'ONR campent de très réalistes "pionniers" communistes, dans une chorégraphie qui semble tout droit sortie de la "Révolution culturelle".
La scénographie s'inspire aussi de l'omniprésence des technologies de surveillance en Chine, pays qui compte en moyenne 370 caméras pour 1.000 habitants, selon l'institut de recherche Comparitech, soit tout en haut du classement mondial.
Les trois ministres Ping Pang Pong, seuls personnages comiques de l'oeuvre, circulent sur scène en trottinette électrique, avec une caméra fixée sur le casque.
- "Asservissement" par l'image -
Scotchés à leur téléphone portable, les choristes suivent et commentent l'intrigue comme un seul homme.
Lors d'un séjour dans ce pays, Mme Bastet dit y avoir été frappée par "l'absence de regard" des habitants: "dans le métro, les gens sont plongés dans leur portable et du coup il n'y a aucun échange possible".
Turandot, qui n'apparaît pas sur scène au premier acte, y figure en vidéo sur des écrans géants, tel un personnage publicitaire.
Dans cette dictature de l'image, "Calaf va subir cette violence, et tombe fasciné, de façon presque maladive, par le portrait de cette femme qui s'affiche en grand", commente Mme Bastet.
"J'ai voulu interroger l'époque actuelle et parler aussi de la violence contemporaine", explique-t-elle à l'AFP. "Les armes d'aujourd'hui ne sont pas forcément des armes habituelles mais plutôt de la communication, de la surveillance, de la manipulation par l'image, par les écrans, et l'asservissement des foules."
"C'est une manière de parler de la Chine actuelle mais pas seulement, c'est de toutes les autocraties, tous les régimes un peu autoritaires qui utilisent ces armes modernes pour exercer leur contrôle."
- Quasi-viol en scène -
Parvenu à résoudre les énigmes, Calaf, soutenu par l'empereur, exige la main de Turandot et lui impose un baiser, présenté ici comme une scène de viol.
La mise en scène "a voulu montrer qu'il y avait dans ce baiser quelque chose de très violent", commente Alain Perroux, le directeur de l'ONR.
"C'est vrai qu'aujourd'hui ces baisers forcés posent beaucoup plus question qu'à l'époque de Puccini, et à bon droit: il y a la question du consentement qui se pose", relève-t-il.
Turandot, puissamment interprétée par la Norvégienne Elisabeth Teige, en est choquée, "d'autant plus qu'elle avait inventé toute cette histoire d'énigme en souvenir du viol de son ancêtre. C'est comme si elle revivait ce cauchemar".
De façon inhabituelle, l'opéra est joué avec le final entier de Franco Alfano, à qui avait été confiée la fin de Turandot, Puccini étant décédé avant d'avoir composé les deux dernières scènes. Cette fin avait été rabotée par le légendaire chef d'orchestre Arturo Toscanini.
L'Orchestre philharmonique de Strasbourg est dirigé par l'Helvéto-Vénézuélien Domingo Hindoyan, qui a une grande habitude des formations françaises.
"En France spécialement, je trouve que les orchestres lisent très bien la musique, ils vont très profondément dans la musique. Moi, je me sens très à l'aise", assure-t-il à l'AFP.