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Mélanie est la créatrice d’une marque d’accessoires canins qu’elle réalise à la main à Bruxelles. Ce week-end, elle est alertée par une cliente qui la suit sur les réseaux sociaux : elle venait de découvrir ses photos sur la plateforme de vente en ligne chinoise Alibaba.
« Elle me dit ‘écoute, je suis tombée là-dessus, je pense qu’il faut que tu regardes.’ Et donc j’ouvre et là, je tombe des nues. Je reconnais tout de suite les photos que j’ai postées sur Instagram, mais avec mon nom flouté ou le nom de quelqu’un d’autre sur mes étiquettes. »

Mélanie comprend alors qu’elle est victime de contrefaçons, ce qui ne lui avait jamais traversé l’esprit depuis qu’elle s’est lancée dans l’aventure en 2018. « On sait que des grandes marques comme Nike ou Chanel sont contrefaites. Mais je ne me disais pas que moi, petite créatrice perdue dans une petite rue de Bruxelles, quelqu’un allait venir choper mes créations et les contrefaire. Ça, jamais je n’imaginais que ça m’arriverait. »
Mais devant son écran, face à ses propres photos utilisées par un autre, elle se sent d’abord désemparée. « Je bégaie, je tremble et je ne comprends pas ce qui m’arrive parce que je me rends bien compte que je suis un tout petit poisson dans l’océan face à une énorme plateforme comme ça. C’est comme si je devais me battre contre Shein, Temu ou Amazon. »
Un fournisseur rigole de son message et un autre la bloque
Se battre, c’est ce qu’elle entreprend directement malgré l’ampleur de la tâche. « J’ai tout de suite envoyé un message au fournisseur » pour lui signaler, en anglais, qu’il s’agit de violation de sa propriété intellectuelle et potentiellement de contrefaçon. « Il m’a répondu assez maladroitement avec un bonhomme qui rigole… Mais dans les 24 heures, il avait retiré le produit » de la plateforme.

Une espérance de courte durée pour Mélanie : « Mon article a disparu donc je trouvais ça génial, mais juste après on se rend compte qu’il y a un deuxième article avec d’autres photos, toujours les miennes. Et là, je me dis ‘mais c’est un cauchemar en fait’. »
Elle envoie donc également un message à cet autre fournisseur, qui reste pire que sans réponse : « Sur Alibaba, il y a l’option pour les fournisseurs de bloquer des clients. Donc on m’a bloquée. Je ne sais même plus parler à l’entreprise. »
Un formulaire de plainte capricieux et en chinois
La méthode douce n’ayant pas fonctionné, la jeune créatrice entreprend de déposer plainte via le formulaire d’atteinte aux droits de propriété intellectuelle d’Alibaba… « une plateforme qui, pour des actions simples comme un achat, est en anglais, mais dès qu’on veut aller plus loin, on tombe sur des pages en chinois », découvre-t-elle. Armée d’un outil de traduction en ligne, elle remplit le formulaire mais « comme par hasard, dès qu’on veut uploader des photos, il n’y a pas moyen et tout bloque. J’ai essayé sur plein de navigateurs différents, sur plein d’ordinateurs différents et en fait, j’ai juste l’impression d’être impuissante. »

Elle parvient tout de même à envoyer une plainte sans photos, mais décide de contacter Me Frédéric Lejeune, un avocat bruxellois. « Il m’a dit qu’il avait eu le même cas pas plus tard que la semaine passée. Donc c’est vraiment quelque chose qui existe et qui se répète, c’est vachement plus qu’on le croit. »
« C’est malheureusement devenu un phénomène très fréquent, et c’est dû aux usines chinoises, indiennes et autres », lui écrit-il.
« On peut solliciter Alibaba pour bloquer, mais les usines/vendeurs vont recréer d’autres comptes pour écouler leur stock » une fois que celui-ci a été produit, ajoute-t-il. On parle ici potentiellement de centaines de milliers de pièces qu’ils vont tout faire pour écouler, comme l’ont découvert d’autres créateurs, français notamment.
Trop coûteux d’aller en justice là où se trouve le siège social des usines
Comment lutter ? La justice, à ce niveau international, n’est pas impuissante, mais presque. Il est en effet possible de poursuivre en Belgique, comme nous le révélait Valentine Rensonnet, avocate en Droit de la Propriété intellectuelle, pas plus tard que le mois dernier dans l’article en lien ci-dessous. Des contrefaçons de vêtements créés par la marque liégeoise Easy Clothes se sont retrouvées sur les plateformes Shein et Temu, et comme pour Mélanie, ils pouvaient ouvrir une procédure devant le président du tribunal de l’entreprise de Bruxelles.
Mais même si cette procédure aboutit, « cela n’empêcherait pas ces usines de vendre via Alibaba sur d’autres territoires. Si on veut obtenir une ‘injonction’ globale, il faudrait agir là où elles ont leur siège social et vous devriez donc consulter un avocat chinois, indien, » ou autre, lui révèle Me Lejeune.
Une procédure longue, multiple et extrêmement coûteuse donc, hors de portée de Mélanie. « Je suis une petite artisane et je n’ai pas les reins ni les moyens financiers nécessaires que pour attaquer une si grosse plateforme », confie-t-elle.
Une conclusion à laquelle le patron d’Easy Clothes était arrivé lui aussi : ils ont fini par abandonner toutes les procédures car trop coûteuses et trop énergivores. Ça aurait demandé de mettre en place une veille permanente des ventes en ligne, d’utiliser des technologies de surveillance et de collaborer avec des avocats spécialisés en propriété intellectuelle en Chine, pour attaquer mais aussi pour y enregistrer ses créations, car le pays ne reconnaît que les droits enregistrés sur son propre territoire. En espérant que les fabricants n’aient pas déjà déposé les modèles contrefaits…
L’espoir que ses illustrations n’ont pas été reproduites à l’identique
Mélanie, elle, ne sait pas encore à quel point seules ses photos ont été utilisées pour vendre des contrefaçons grossières, ou s’ils ont été beaucoup plus loin. « Ma question aujourd’hui, c’est qu’est-ce qu’ils comptent faire avec ce qui m’appartient à 100 % ? Un modèle, des motifs qui sont mes peintures. C’est vraiment quelque chose d’intime et donc ça va plus loin qu’un simple objet. J’ai peur aujourd’hui qu’avec l’intelligence artificielle, qu’en plus de reproduire un harnais qui ressemble fortement au mien, qu’on reproduise à la lettre les motifs que je peins. Là, je me sentirais vraiment atteinte au plus profond de moi. J’ai l’impression vraiment que c’est du vol de mon identité quoi, en plus de potentiellement passer à côté de ventes. »
Elle n’a pas encore été jusqu’à commander des exemplaires des contrefaçons pour en avoir le cœur net. « J’ai voulu », explique-t-elle, mais Alibaba est une plateforme de fournisseurs en gros, contrairement à son petit frère AliExpress. « Il faudrait que je puisse commander 50 pièces, donc 50 fois 4€. Après il y a encore tous les frais d’expédition, les frais de douane et je n’ai pas envie de leur donner mon argent pour peut-être lancer quelque chose qui, de leur côté, n’a peut-être même pas encore démarré » au niveau d’une production de masse.
Une créatrice déjà agressée sur les réseaux pour des contrefaçons
Ce que Mélanie redoute aussi, c’est la mauvaise publicité que cela pourrait lui valoir. Elle est en contact avec une créatrice de vêtements française qui a vécu le même problème avec Shein et Temu. « Sur ses réseaux sociaux, elle se faisait agresser par des personnes en disant ‘je viens de trouver le même article pour 4€ sur Temu, c’est du vol d’acheter chez les Chinois et de faire fois 15 quand vous vendez vos produits’, alors qu’en fait, c’était juste elle à l’origine du produit. C’est un truc de fou et moi, j’ai très peur pour mon travail, vraiment. Parce que j’ai bien conscience aussi des problèmes financiers d’une grande partie de la population. Et si on voit mon travail dupliqué qui est peut-être un peu moins bien fait, un peu moins joli, mais que c’est 20 fois moins cher, on va les prendre 20 fois moins cher. Et ça, c’est quelque chose qui me terrorise, vraiment », confie-t-elle.
Heureusement, pour l’instant, elle sait que ses clients ne se laisseront pas séduire par des lots de 50 pièces aussi peu chers. « Je sais que les gens qui me suivent, ce sont des gens qui sont très soucieux d’avoir des accessoires qui résistent, qui ne vont pas casser lorsque le chien tire. J’ai eu des clients qui m’ont dit ‘moi de toute façon, jamais de la vie j’aurais envie d’acheter un harnais à 4 € pour mon chien.’ Donc quelque part, ça, ça me soulage. »
Plus facile de poursuivre en Europe
Par contre, « si une entreprise en Europe veut acheter mes copies et les vendre sur le sol européen, elle peut très bien revendre ce harnais 60 € et les clients qui ne connaissent pas l’histoire derrière vont voir mon harnais à moi qui coûte 70 € » et choisir la contrefaçon car « jamais ils ne vont se dire que c’est du chinois ».
Mais si cela se produit, Mélanie comme les petits créateurs ont alors des armes pour faire cesser ces ventes. En effet, « on peut plus facilement faire valoir son droit à la propriété intellectuelle sur le sol européen ».
L’Europe qui a ces plateformes chinoises de vente en ligne comme Alibaba, Temu ou Shein dans le viseur et contre lesquelles des procédures ont été initiées pour des potentielles violations du règlement européen Digital Services Act (DSA), qui inclut des mesures spécifiques pour lutter contre la contrefaçon, notamment par la traçabilité des vendeurs et fabricants. De lourdes amendes pourraient finir par tomber, ce qui pousserait alors ces plateformes à réguler le flot de contrefaçons qui y sont vendues.
De grandes chances de participer à du vol en achetant sur les plateformes chinoises
Mais en attendant, les escrocs gagnent et les petits créateurs locaux perdent. « Il faut savoir que quand on achète un produit fini, que ce soient des boucles d’oreilles, des bijoux ou des vêtements sur Shein ou sur Temu, il y a de grandes chances que derrière ça, il y a une copie qui a été faite d’un petit créateur quelque part dans le monde », rappelle Mélanie, pour qui cette histoire laissera des traces. « Je me rends compte que tout le travail que je partage sur les réseaux, maintenant je vais avoir peur de le partager parce que je sais qu’à tout moment, on peut le reprendre à la lettre et qu’en fait tout ce que je crois m’appartenir ne m’appartient pas. »


















